La Lettre n°165 de Février 2019

Actualités : Comment Mediapart critique les rachats d'actions mais les pratique comme aucun groupe du CAC 40

Dans le précédent numéro de La Lettre Vernimmen.net[1], nous avons publié les résultats de notre étude annuelle sur les dividendes et les rachats d’actions au sein du CAC 40. Et comme chaque année, de nombreux médias ont souhaité nous interviewer (Les Echos, France 2, Ouest-France, La Croix), ou reprendre et commenter nos travaux (Le Monde, Le Figaro, Charlie-Hebdo, Mediapart, etc.), ce qui est toujours pour nous un sujet d’étonnement car, pour nous, les dividendes ne sont pas un sujet majeur.

Le plus souvent, nous expliquons que le dividende n’est pas à l’actionnaire ce que le salaire est au salarié ; que le versement du dividende en lui-même n’enrichit pas l’actionnaire ; que non, les dividendes au sein du CAC 40 ne réduisent pas les investissements[2] ; et que non, les rachats d’actions ne font pas monter les cours ; que dividendes et rachats d’actions sont des outils anti-rente car ils font circuler l’argent. Bref, notre travail de pédagogues, avec la satisfaction, année après année, de voir que la méconnaissance et les idées fausses régressent dans ce domaine.

Il est vrai que nous ne sommes pas aidés sur  ce terrain par certains groupes qui parlent encore de politique de rémunération de leurs actionnaires, qui pourtant ne sont rémunérés de rien du tout quand ils touchent un dividende. Ces entreprises feraient mieux de parler de politique de distribution de dividendes. Ce serait plus pédagogique et plus conforme à la réalité, et aiderait les actionnaires qui n’ont pas lu le Vernimmen à avoir les idées plus claires.

Toutefois, cette année, l’article de Mediapart du 9 janvier consacré à notre étude, que nous reproduisons dans la rubrique « Nos lecteurs écrivent », nous a paru franchir les bornes de l’honnêteté intellectuelle : 15 erreurs, contre-vérités ou imprécisions, en 3 pages qui reflètent un mépris des faits et le prima accordé à une idéologie qui trouve sa source dans une vulgate marxiste mal digérée. On passera sur la mise en cause nominale de la rigueur intellectuelle de l’un d’entre nous (« réécriture » du réel, « volonté de cacher une vérité dérangeante »), qui de surcroît professe la « négation de l’entreprise capitaliste » (ce qui ne manque pas de sel quand Mediapart est obligé de venir au secours du capitalisme attaqué par les auteurs du Vernimmen). En conséquence, le courrier reproduit ci-après a été adressé à Mediapart pour rétablir les faits. En suivant l’ordre de son article :

Premièrement : Notre étude annuelle s’attache aux sommes versées tout au long de l’année 2018. Il est donc trop tôt en janvier 2019 pour disposer de statistiques sur le réemploi de ces sommes, vous permettant de d’écrire, dès le premier paragraphe de votre article, que « Ces sommes ne se retrouvent pas dans le financement de l’économie, (…) ». La seule statistique partielle disponible à ce jour sur ce sujet date du 8 janvier, soit un jour avant la parution de votre article, vous auriez donc pu la mentionner. Elle concerne les levées de fonds des start-up françaises[3] : Elle montre que ces dernières ont progressé de 65 %, passant de 2 milliards d’euros en 2017 à 3,3 milliards d’euros en 2018, et de 450 à 616 en nombre, soit + 37 %. C’est donc, factuellement, l’exact inverse de ce que vous écrivez.

Secondement : « (…) les banques françaises préfèrent redistribuer largement leurs réserves à leurs actionnaires, persuadées que ceux-ci ne manqueront pas de répondre à leur appel, si elles se trouvent un jour en difficulté. La démonstration de cette croyance au moment de la crise financière de 2008 n’a pas été patente ».

Ces deux affirmations sont contraires aux faits :

1/ En février 2008, pour combler les pertes de 4,9 Md€ occasionnées par Monsieur Jérôme Kerviel, la Société Générale a lancé une augmentation de capital, intégralement souscrite par ses actionnaires, pour un montant de 5,5 Md€, à raison d’une action nouvelle pour quatre actions détenues ; sans aucune contribution des contribuables que nous sommes.

2/ Si fin 2008-début 2009, au plus haut de la crise financière, l’État français a souscrit à des augmentations de capital qui lui étaient réservées dans le capital des principales banques françaises, tout comme l’État américain venait de le faire, c’est pour des raisons de rapidité et d’efficacité. En effet, une opération de marché, avec faculté donnée aux actionnaires de souscrire à cette augmentation de capital, aurait pris trop de temps pour être mise en place dans cette période de quasi panique. Le Trésor américain a procédé de la même façon. Les actionnaires de ces banques ont donc été privés de la faculté de souscrire à des augmentations de capital à des niveaux de cours massacrés. L’État a pu ensuite céder ses actions à des niveaux de cours ou de rémunérations tout à fait avantageuses pour lui, et donc les contribuables que nous sommes.

Ainsi sur BNP Paribas, les 5,1 Md€ d’augmentation de capital souscrite par l’État français en mars 2009 ont été remboursés en octobre 2009 grâce principalement au produit d’une augmentation de capital souscrite par les actionnaires de BNP Paribas pour 4,3 Md€. L’État français a gagné sur son investissement de 7 mois un taux de rentabilité actuariel de 7,72 %[4], bien supérieur à son coût de financement.

3/ Si « les banques françaises préfèr(ai)ent redistribuer largement leurs réserves à leurs actionnaires » comme vous l’écrivez, on ne comprendrait pas que leurs capitaux propres comptables aient aussi fortement augmenté depuis 2008 :

Pour BNP Paribas, de 53 Md€ en 2008 à 99 Md€ en 2017, pour un total des actifs stable autour de 2 000 Md€.

Pour Crédit Agricole SA, de 42 Md€ en 2008 à 57 Md€ en 2017, pour un total des actifs stable autour de 1 600 Md€.

Pour Société Générale, de 36 Md€ en 2008 à 58 Md€ en 2017, pour un total des actifs stable autour de 1 200 Md€.

Autrement dit, ces groupes ont fortement accru leur solvabilité car leurs actionnaires ont souscrit à des augmentations de capital, ont renoncé à des dividendes ou les ont fortement réduits (le dividende de BNP Paribas, par exemple, était de 3,26 € par action au titre de 2007 et a ensuite évolué ainsi : 1,50 € ; 0,97 € ; 2,10 € ; 1,20 € ; 1,50 € ; 1,50 € ; 1,50 € ; 2,31 € ; 2,70 € ; 3,02 €, soit 11 ans après un niveau inférieur à celui de 2007), ou les ont touchés en actions et non en liquidités.

4/ Bien que vous ne le mentionniez pas, mais vos lecteurs pourraient croire qu’il en serait de même pour les groupes non financiers, leurs actionnaires ont massivement souscrit aux augmentations de capital lancées début 2009 par ceux d’entre eux qui voulaient surmonter les difficultés de financement auxquelles ils étaient confrontés, ou saisir des opportunités de nouveaux investissements que la crise avait créées. Ainsi, en se limitant au CAC 40, ont alors procédé à des augmentations de capital début 2009 : Danone pour 3 Md€ (sursouscrite 1,8 fois), Saint-Gobain pour 1,5 Md€ (je n’ai pas le chiffre de sursouscription, mais l’augmentation de capital a été souscrite à 95,7 %[5] par les actionnaires du moment), Lafarge pour 1,5 Md€ (sursouscrite 1,7 fois) et Pernod Ricard pour 1 Md€ (sursouscrite 2,3 fois).

Troisièmement : « Alors que Carrefour, en perte, a lancé un plan de départ de 2300 personnes en 2018 ».

Le plan, qui concerne 2 400 personnes, est un plan de départs volontaires et non pas, comme la non-mention de ce point dans votre article le laisse entendre, un plan de licenciements forcés. Autrement dit, personne parmi les salariés de Carrefour ne peut être forcé à se porter volontaire. Chaque personne volontaire retenue dans ce plan touchera une indemnité de rupture de son contrat de travail au-dessus des indemnités légales de licenciement et bénéficiera, comme c’est la pratique au sein des grands groupes, d’un accompagnement personnel si cela s’avère nécessaire, par exemple en matière de formation ou pour créer une entreprise. Pour avoir vécu cette expérience chez BNP Paribas en tant que manager en 2009, puis en tant que salarié candidat au départ volontaire en 2012, je sais ce dont je parle.

Quatrièmement : « De même Engie (…) a peut-être réduit son dividende de 10 %, (…) »

Le dividende de Engie n’a pas baissé de 10 %, mais de 30 %, puisqu’il est passé de 1 € par action au titre de 2016 à 0,70 € au titre de 2017. Il était de 1,5 € au titre de 2013, puis est passé à 1 € au titre de 2014.

Cinquièmement : « Quant à TechnipFMC (…). Le groupe a vu son résultat fondre de 33 % en un an, mais a souhaité quand même maintenir un dividende. »

Dans le secteur pétrolier, qui est celui de TechnipFMC, les dividendes sont versés trimestriellement. La fusion de Technip et de FMC a eu lieu le 16 janvier 2017 et les trois premiers dividendes trimestriels de 2017 ont été de zéro[6]. Il est donc erroné d’écrire que la société a souhaité maintenir un dividende alors qu’il a été trois fois de suite réduit à zéro.

Sixièmement : « Car au moment où les résultats nets du CAC 40 augmentent en moyenne de 18 %, la croissance en France a été de 2,4 %, la croissance mondiale de 3,7 %. »

Vous laissez clairement supposer dans cette phrase que la croissance des profits serait excessive car supérieure à celle de l’économie. Ceci ignore l’existence de coûts fixes et de coûts variables qui fait que lorsque la conjoncture économique est plutôt bonne, les profits montent naturellement plus vite que l’activité car, au moins à court terme, les coûts fixes sont fixes. En revanche, quand la croissance faiblit ou devient négative, pour la même raison de fixité des coûts fixes, le taux de croissance des profits devient inférieur au taux de croissance de l’économie, voire largement négatif. Il est donc tout à fait normal que ces deux agrégats n’évoluent pas en parallèle une année donnée. Il n’est donc pas pertinent de les comparer sur une courte période comme une année.

Les mêmes effets produisant les mêmes causes, le résultat net de Mediapart a augmenté de 16 % en 2017[7] en passant de 1,891 M€ à 2,195 M€ pour un chiffre d’affaires passant de 11,362 M€ à 13,659 M€, alors que la croissance en France n’a été que de 2,4 %. Personne ne s’en plaint, je pense, au sein de Mediapart, et je vous félicite de cette performance similaire à celle des ténors du CAC 40.

De surcroît, il est assez logique que les membres du CAC 40, qui réunit les groupes français les plus efficaces, aient de meilleures performances que l’ensemble de l’économie française. Ainsi, les 11 bleus sont meilleurs au football que la moyenne des Français.

Septièmement : « Dans une époque où le taux de l’argent est à zéro, les actionnaires parviennent à dégager des rendements de 4 à plus de 10 %. En comparaison, le salaire réel net moyen a progressé de 1,2 % la même année en France, donnant à voir une nouvelle fois le creusement incessant des inégalités. ».

Comme le dit l’adage populaire, on ne peut raisonnablement comparer que des choses comparables.

Le taux de l’argent à zéro que l’on observe actuellement ne concerne que des placements sans risques et/ou à court terme. Ce taux ne peut donc pas être comparé à celui de placements risqués dont le taux de rentabilité doit normalement être plus élevé pour offrir une compensation au surcroît de risque pris par l’épargnant.

Par ailleurs, le taux de rendement du CAC 40 en 2018, dividendes et plus-values inclus, a été d’environ -8 % en terme nominaux et de – 10 % en termes réels, compte tenu d’une inflation 2018 estimée à 2 %, et non de 4 % à plus de 10 %, comme vous l’écrivez. Il se décompose en une baisse des cours de 11 % sur l’année 2018[8] et des dividendes de l’ordre de 3 % des cours.

Enfin la comparaison des taux de rentabilité sur les actions avec les taux de croissance des salaires réels ne fait pas plus de sens que la corrélation entre les ventes de pianos et le taux de suicide que Emile Durkheim avait observée au xixe siècle. Heureusement d’ailleurs, car sinon il faudrait que les salaires baissent quand les actionnaires enregistrent des taux de rentabilité négatifs, ce que personne, mais vraiment personne, ne demande, rassurez-vous.

Huitièmement : « les grands groupes (…) ont contesté la surtaxe de 3 % sur les bénéfices redistribués instaurée à partir de 2015. Le Conseil constitutionnel, plaçant désormais sa doctrine sur la liberté d’entreprendre par-dessus tout le reste, s’est empressé de leur donner raison et a déclaré cette surtaxe « inconstitutionnelle ». L’Etat a fait diligence pour rembourser les acomptes perçus qui ont naturellement été redistribués aux vaillants actionnaires. »

Cette taxe de 3 % sur les dividendes a été instaurée en 2012 et non en 2015. Elle a été instaurée alors même que tous ceux qui se sont penchés sur le sujet, y compris au sein du gouvernement de Monsieur Jean-Marc Ayrault, savaient qu’elle était contraire au droit européen car entraînant des discriminations selon la nationalité des actionnaires[9]. Devançant une inévitable condamnation de la France devant la Cour de justice de l’Union européenne, le Conseil constitutionnel a estimé que cette taxe méconnaissait les « principes d’égalité devant la loi et devant les charges publiques » et était « contraire à la Constitution ».

Contrairement à ce que vous écrivez, les acomptes reçus par l’État français n’ont pas été redistribués aux « vaillants » actionnaires, mais repris pour l’essentiel par l’État français sous la forme d’une contribution exceptionnelle à l’IS de 15 % pour les groupes faisant entre 1 et 3 Md€ de chiffre d’affaires, portant leur taux d’imposition de 33,3 % à 39,43 % ; et d’une double contribution exceptionnelle à l’IS de 30 % pour les groupes faisant plus 3 Md€ de chiffre d’affaires, portant leur taux d’imposition de 33,3 % à 44,43 %[10]. Ainsi la France, 7 mois avant la victoire des bleus à Moscou, est devenue, pour l’année 2017, la championne du monde pour le taux de l’impôt sur les sociétés, avec un taux pour les plus grands groupes du double de la moyenne mondiale[11].

Neuvièmement : « Mais à en croire Pascal Quiry, co-auteur de l’étude de Vernimmen, il ne faut pas raisonner comme cela. « Le versement d'un dividende ne vous enrichit pas plus que le retrait de billets à un distributeur ne vous enrichit ! Vous avez simplement transformé en liquide une partie de votre patrimoine », assure-t-il. Bref, pour lui, les dividendes ne relèvent plus d’une rémunération du capital mais juste de la transformation d’un patrimoine en liquidité. Même les économistes les plus hardis du néolibéralisme n’avaient pas osé se lancer dans un tel argumentaire »

J’imagine que, sous votre plume, être un économiste hardi du néolibéralisme n’est pas un compliment, mais ayant un esprit positif, je le prends néanmoins comme tel et je vous en remercie.

Il ne s’agit pas ici de théorie, mais de faits aussi sûrs que deux et deux font quatre. Et il faut savoir regarder les faits en face, sans l’esprit obstrué par des théories fausses d’un autre âge.

Le dividende n’est pas la rémunération de l’actionnaire, alors que le salaire est la rémunération du salarié.

Pour vous en convaincre, faites l’expérience suivante : passez, quelques jours avant le détachement du dividende, un ordre d’achat valable un mois de l’action AXA, par exemple à 15 €. Comme le cours actuel est de 20 €, il y a peu de chance que votre ordre soit exécuté. Si AXA paie en 2019 un dividende identique à celui de 2018, soit 1,26 €, vous verrez que le jour du détachement du dividende, sans que vous ne fassiez quoique ce soit, votre ordre de bourse sera automatiquement ajusté et deviendra un ordre d’achat à 13,74 € (15 - 1,26).

Mieux, si vous êtes prête à investir 20 €, acquérez une action AXA à 20 € quelques jours avant le détachement du dividende. Vous verrez qu’à l’ouverture de la Bourse, le jour du détachement du dividende, le cours d’AXA sera plus faible de 1,26 €, et vous verrez arriver sur votre compte bancaire 1,26 € de liquidités[12].

Autrement dit, le dividende n’est pas une rémunération comme un salaire car vous ne vous êtes enrichie de rien du tout en le percevant. C’est juste une liquéfaction partielle de votre patrimoine, comme quand vous allez retirer des fonds à un distributeur de billets. Vous aviez un patrimoine de 20 € avant le versement du dividende de 1,26 €. Votre patrimoine est toujours de 20 €, et malheureusement pas de 21,26 €. Il est composé d’une action à 18,74 € et de liquidités pour 1,26 €. Mais pour bien le comprendre et s’en convaincre, rien ne vaut qu’en faire soit même l’expérience pratique. D’où ma suggestion.

D’ailleurs, l’expression détacher un coupon ou un dividende, qui ne date pas d’hier, est explicite. Quand vous détachez une chose d’un bien, ce bien vaut naturellement moins après le détachement qu’avant, de la même façon qu’un appartement haussmannien vendu sans ses cheminées et ses glaces vaut moins cher que le même vendu avec.

Dixièmement :

« Alors qu’ils (les grands groupes) distribuaient environ un tiers de leurs profits au début des années 2000, ils n’ont cessé d’augmenter leur niveau de distribution d’année en année, passant à 40 %, puis 42 %, puis 48 %. En 2018, le taux de distribution a atteint un seuil symbolique : 50 %. »

 

Je reproduis ci-joint un graphique qui décrit les taux de distribution des sociétés cotées en France et en Europe depuis 1975.

Vous noterez que le taux de distribution des groupes français n’est pas différent de celui des groupes européens, parfois supérieur comme en 2013 et 2014, parfois inférieur comme depuis.

Vous verrez aussi que le seuil de 50 % a été atteint et dépassé à plusieurs reprises : 1976, 1982, 1983, 1984, 2004, 2013, 2014 et 2016. On n’est donc pas dans un phénomène de hausse continue ou irréversible comme vous l’écrivez.

Le taux de distribution de 2018 n’est pas encore connu car on ne connaît pas encore les résultats des entreprises cotées françaises pour 2018, ni les dividendes qu’elles proposeront de payer. Pour la dernière année connue, 2017, on est à 49 % en France pour l’ensemble des sociétés cotées et à 46 % pour le seul CAC 40. Pour les 600 plus grosses sociétés européennes, on est à 50 %.

 

Ce graphique est extrait de l’édition 2019 du Vernimmen, que j’ai le plaisir de vous adresser gracieusement dans un envoi séparé, car il n’est jamais trop tard pour apprendre et aider ses lecteurs à mieux comprendre le monde qui nous entoure.

 

Onzièmement :

« Près de la moitié du CAC 40 a mis en œuvre cette politique. Ils ont dépensé plus de 10 milliards deuros dans ces rachats de titres. Une négation de lentreprise capitalistique, comme le rappellent de nombreux économistes d’entreprise. »

Je passe sur le fait que les économistes d’entreprise qui dénoncent les rachats d’actions sont tellement nombreux que vous n’en citez aucun.

Ignorez-vous, alors que vous êtes actionnaire de la Société des amis de Mediapart et de la Société des Salariés de Mediapart[13] que vous présidez[14], et qui sont toutes les deux actionnaires de Médiapart, que votre employeur a procédé en 2017 à un rachat d’actions portant sur 12,8 %[15] de son capital ? C’est un niveau qui n’a été approché, ni de près ni de loin, par aucun groupe du CAC 40 en 2017 ou 2018 ; le plus élevé en 2018 étant de 3,8 % avec TechnipFMC.

Ce rachat d’actions a réduit vos capitaux propres de 34 %[16] par rapport à ce qu’ils auraient été sans cette opération purement financière. Si cela ne s’appelle pas de la décapitalisation massive que vous condamnez dans votre article, je ne sais pas comment cela s’appelle. Est-il utile de vous préciser qu’aucun groupe du CAC 40 n’a approché, ni de près ni de loin, ce chiffre de 34 % ?

Je vais peut-être vous surprendre, mais je félicite Médiapart de ce rachat d’actions massif que je trouve tout à fait approprié. Et le professeur de finance que je suis ne peut pas s’empêcher de décerner à Médiapart un brevet d’excellence en politique financière. Je vais sûrement citer à l’avenir Mediapart dans mes cours, voire en faire un cas de finance pour former les jeunes générations dans les écoles et universités de gestion de la Francophonie.

Cette opération est en effet intelligente, comme souvent les rachats d’actions qui ne menacent pas la solvabilité des entreprises (comme ceux faits en 2018 par les groupes du CAC 40) et pour celles d’entre elles qui n’arrivent plus à trouver dans leurs secteurs des projets d’investissements intéressants comme c’est apparemment votre cas.

Mediapart, compte tenu de sa santé florissante, de ses marges exceptionnellement élevées dans le secteur de la presse, ne semble plus avoir d’opportunités d’investissements pouvant utiliser sa très ample trésorerie qui représente, même après cette décapitalisation, encore 54 % de ses actifs contre 3,3 % en moyenne pour les sociétés européennes cotées.[17]

Et compte tenu de la croissance de vos profits, j’espère que dans le futur vous réitérerez cette opération pour éviter de finir comme votre confrère, Les Éditions Maréchal Le Canard Enchaîné, qui a un total d’actifs à son bilan de 134 M€[18], dont 131 M€ de liquidités ; niveau qui s’accroît annuellement, avec la régularité du métronome, de 3 M€ depuis des années.

Quelle tristesse que cet argent oisif, qui ne rapporte rien, laissé sur un compte en banque comme d’autres dans le temps jadis entre des piles de drap, et ne bénéficiant à personne. Je vous souhaite de tout cœur d’éviter cette situation affligeante.

Il n’y a rien de pire dans l’économie que l’argent qui ne circule pas.

Quand Mediapart a été créé, il avait logiquement besoin de capitaux propres pour financer cette prise de risque considérable : Peu d’observateurs auraient parié que, 10 ans après sa création, Mediapart afficherait de meilleures performances que les meilleurs du CAC 40. Il est vrai qu’avec une rentabilité financière de 84 %[19] vous battez tous les records. Chapeau bas.

Après les premiers débuts difficiles, vous avez trouvé votre marché et la réussite est venue. Avec elle, l’afflux de profits dont vous n’avez pas l’utilité et que vous avez redistribués à certains de vos actionnaires, via le rachat d’actions. Libre à eux d’investir ces fonds dans de nouvelles start-up, dans des placements financiers, dans des dons aux ONG, de racheter à des actionnaires sortants d’autres entreprises leurs actions pour devenir actionnaires de ces dernières, ou dépenser ces fonds dans de la consommation, ce qui soutient l’activité infiniment mieux que des fonds oisifs laissés sur un compte en banque.

Bref, Mediapart a fait exactement ce que font les sociétés du CAC 40, que vous dénoncez à tort par ailleurs. Ce n’est que le cycle normal et sain des capitaux propres. Seuls ceux attachés au statu quo attaquent ce cercle vertueux qui régénère régulièrement l’économie, permet à de nouveaux acteurs d’émerger (pensez à Free de Monsieur Xavier Niel), et donne sa chance à de nombreux entrepreneurs, comme Mediapart a eu sa chance en 2007. Ceux attachés au statu quo sont appelés des conservateurs. Je suis surpris que vous vouliez en être.

Puisque vous présidez la Société de salariés de Mediapart, le lecteur de vos écrits que je suis serait curieux de savoir si avez-vous voté pour ou contre ce rachat d’actions de Mediapart. Bref, pratiquez-vous ce que vous dénoncez ?

Douzièmement : « Même si dans la comptabilité publique, ces sommes sont considérées comme des investissements, ces rachats ne servent à rien, hormis améliorer leur cours de bourse et la rémunération des dirigeants. Pour de nombreux observateurs, cela revient à jeter de l’argent par les fenêtres : un simple coup de tabac boursier peut suffire à effacer tous les milliards dépensés pour soutenir un titre. »

Contrairement à ce que vous écrivez, les rachats d’actions ne sont pas justifiés par la volonté de soutenir les cours et n’ont pas pour effet de les soutenir.

Depuis des décennies, toute la recherche scientifique dans ce domaine montre que les rachats d’actions n’ont qu’un impact positif minime sur les cours de bourse (hausse de seulement 0,80 % en France par exemple[20]), souvent temporaire, et négligeable quand il est durable. Maintenant que vous allez avoir votre propre exemplaire du Vernimmen, vous pourrez consulter la bibliographie du chapitre 39 dont provient l’étude que je cite, et n’aurez plus d’excuses pour écrire des contre-vérités sur ce sujet.

Si les rachats d’actions ne contribuent pas à soutenir les cours, contrairement à la croyance que vous reprenez sans même la vérifier -- de la même façon que pendant longtemps de nombreuses personnes ont cru que c’était le soleil qui tournait autour de la Terre, malgré les preuves scientifiques contraires --, ils ne sont qu’un outil anti-rente, comme les dividendes, pour permettre de faire circuler les capitaux propres de groupes qui n’en n’ont plus autant besoin qu’avant, compte tenu de leur situation, vers des groupes à un stade de développement différent et qui en ont besoin pour financer celui-ci.

Les actionnaires qui vont recevoir ces fonds ne vont pas les laisser oisifs ou les dépenser en cigares, mais les réinvestir dans des start-up, des PME, des ETI, à l’instar de ce que font les familles Bettencourt avec Thetys, Niel avec Kima (premier investisseur français en start-up, et qui a investi à titre personnel 0,2 M€ dans la Société des Amis de Mediapart pour aider au lancement de Mediapart[21]), Arnault avec Aglaé Venture ou Financière Agache, etc. ; ou des participations financières dans d’autres groupes, ou dans des actions philanthropiques. C’est un cycle normal qui fait que les flux de trésorerie excédentaires des groupes arrivant à maturité servent à financer le développement d’entreprises plus jeunes, qui, pour certaines d’entre elles, leur succéderont un jour.

Prenez ainsi l’exemple de Mediapart que vous connaissez bien. À la création de Mediapart, les journalistes fondateurs et leurs amis ont apporté 1,3 M€, complété de deux fois 0,5 M€ apportés par deux business angels, Messieurs Jean-Louis Bouchard et Thierry Wilhelm[22]. Leurs entreprises florissantes (Econocom et ECS) ont pu leur verser des dividendes copieux compte tenu de leurs excellents résultats et de trop rares opportunités d’investissements intéressantes pour employer leurs liquidités excédentaires. Plutôt que les laisser oisives sur des comptes en banque, il vaut mieux les redistribuer aux actionnaires, à charge pour eux de les réinvestir dans d’autres entreprises qui en ont bien besoin pour financer leur lancement, leur croissance et leurs développements.

C’est ce que vous avez fait à juste titre l’an passé. Pourquoi alors reprocher violemment aux autres (cf. « la négation de l’entreprise capitaliste »), ce que Mediapart fait à bien plus grande échelle ?

S’il n’y avait pas ce mécanisme sain de redistribution de l’argent via les rachats d’actions et les dividendes, mis en œuvre intelligemment par plusieurs des actionnaires ou amis de Mediapart, Mediapart n’aurait pas pu voir le jour ; ce qui, vous en conviendrez volontiers, aurait été bien dommage.

Regardez les faits en face et ne vous laissez pas aveugler par de vieilles théories qui n’expliquent pas le réel.

Treizièmement : « Alors que leur taux d’investissement est bas, que leur niveau d’innovation stagne, que la productivité régresse partout, les groupes du CAC 40 n’ont-ils pas d’autre usage à faire de leurs profits ? Défricher de nouveaux domaines (…), augmenter leurs salariés, (…). »

J’observe factuellement que la santé de Médiapart est absolument florissante : croissance des ventes de 20 % en 2017 ; marge d’exploitation de 19 % que seuls les groupes de luxe du CAC 40 atteignent ou dépassent (LVMH, Hermès, Kering) ainsi que Pernod Ricard et Dassault Systèmes ; 310 € de dettes bancaires ou financières (sic) pour 6,7 M€ de liquidités, soit 54 % du bilan, ce qu’aucun groupe du CAC n’est capable d’approcher, même de loin. Et pourtant, la progression en 2017 du salaire moyen chez Médiapart de 0 % avec un salaire annuel brut moyen stable de 61 800 €[23].

Votre employeur fait donc moins bien que le CAC 40 en matière de progression salariale, 0 % en 2017, alors que sa santé financière est bien meilleure. Il est vrai qu’avec un salaire moyen de 2,25[24] fois le salaire médian français, les salariés de Médiapart ne figurent pas spontanément pas parmi les pauvres du pays.

Néanmoins, si j’en crois vos écrits, vous auriez vraiment, Madame, des motifs légitimes de manifester de République à Nation.

Quatorzièmement : « Dans tous ces domaines, les groupes du CAC 40 affichent des retards alarmants, se contentant trop souvent de vivre de leurs rentes de situation sans préparer l'avenir. »

Là encore, vous affirmez péremptoirement sans démontrer, et ce que vous dites est tout simplement faux.

Ainsi des 10 premiers déposants de brevets en France, 7 sont membres du CAC 40 (Valeo, Peugeot, Safran, Renault, Airbus, Michelin, L’Oréal)[25]. Et pour citer l’INPI qui enregistre les brevets : « Parmi les 50 premiers déposants de brevets, figurent les principaux groupes industriels français qui investissent dans la recherche, mais aussi 13 organismes de recherche et 9 entreprises étrangères. Les 50 premiers déposants représentent 48,8% des demandes publiées en 2017. ».

Selon l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle[26], les dépôts de brevets en France n’ont jamais été aussi élevés, à 71 000 en 2017, contre 62 000 en 2008 (soit + 15 %) ; il en est de même pour le nombre de brevets délivrés dans le monde à des groupes français (49 000 en 2017 contre 32 500 en 2008, soit + 51 %).

Si les groupes du CAC 40 affichaient des retards alarmants comme vous l’écrivez, comme expliquer alors que leur valeur, qui dépend de l’anticipation de leurs performances économique et financière futures, soit supérieure à la valeur des 40 plus grands groupes allemands ? 1 463 Md€ en France, et 1 350 Md€ en Allemagne, soit seulement 92 % du chiffre français alors que le PIB allemand représentait 142 % du PIB français en 2017[27].

En Europe, il n’y a qu’au Royaume-Uni que les 40 plus grandes capitalisations boursières dépassent la taille du CAC 40. Et pour une raison simple : sont cotés à Londres des groupes qui n’ont aucune activité britannique, voire ne sont pas britanniques, comme BHP Billiton, Rio Tinto, Glencore, Carnival, Anglo American, Standard Chartered, et dont le siège effectif n’est pas le plus souvent au Royaume-Uni ; et des groupes avec une double nationalité comme Shell, Unilever, RELX. Si on retire les premiers pour les remplacer par des groupes britanniques et si on prend 50 % de la capitalisation boursière des seconds, on obtient 1 437 Md€, soit moins que la capitalisation boursière des groupes du CAC 40 (1 463 Md€), alors que le PIB du Royaume-Uni est supérieur à celui de la France (2 622 Md$[28] contre 2 583 Md$).

Quinzièmement : « Plus démoralisant et scandaleux encore : les plus riches n’ayant désormais plus aucune incitation fiscale, ils ont aussi supprimé les dons aux associations. La baisse serait de 10 % sur l’année 2018, selon France Générosités, qui regroupe 93 associations. »

L’ISF 2017 a été payé par 358 000 contribuables pour un montant total de 4 200 M€. L’IFI 2018 qui le remplace a été payé par 120 000 ménages pour un total d’environ 1 000 M€.

Selon Madame Laurence Lepetit, déléguée générale à France Générosités[29], les dons aux œuvres au titre de l’ISF 2017 ont été de 273 M€ et les dons aux œuvres au titre de l’IFI 2018 de 123 M€. Ceci fait donc clairement apparaître, contrairement à ce que vous écrivez, que les riches n’ont pas supprimé les dons aux associations. Au contraire, ceux qui étaient imposés à la fois à l’ISF 2017 et à l’IFI 2018, les ont accrus puisque le montant moyen donné, à ce titre, est donc passé de 762 €[30] pour l’ISF 2017 à 1 025 €[31] pour l’IFI 2018.

Par ailleurs, et toujours selon Madame Laurence Lepetit dans son interview du 11 janvier 2019, « Les dons des particuliers déduits de l’impôt sur le revenu représentent environ 2,6 milliards d’euros chaque année. Nous avons constaté dès le 1er semestre 2018 une baisse de 6,5% des dons. Nos études montrent que c’est d’une part la hausse de la CSG chez les retraités et la transformation de l’impôt sur la fortune immobilière qui sont principalement à l’origine de ces baisses. Nous attendions beaucoup des collectes de fin d’année car 40 % des dons se font sur le dernier trimestre de l’année. Compte tenu des premières remontées des organisations, il semblerait que la tendance globale à la baisse pour une majorité d’organisations se confirment.  Le climat social difficile de ces derniers mois, le sentiment global de perte de pouvoir d’achat de beaucoup de foyers modestes et les inquiétudes face à la mise en place du Prélèvement à la source ont sans aucun doute contribué à ces résultats. ».

Même si la baisse des dons au titre de l’IR de 6,5 % se confirmait, cela voudrait dire que les dons versés en 2018 seraient de 2 430 M€ à ce titre. On est donc loin de la suppression des dons aux associations que vous mentionnez. Par ailleurs, selon Madame Laurence Lepetit, le recul des dons IR ne s’explique pas par le comportement égoïste des plus riches, mais par : « Le climat social difficile de ces derniers mois, le sentiment global de perte de pouvoir d’achat de beaucoup de foyers modestes et les inquiétudes face à la mise en place du Prélèvement à la source (…)». Pas des facteurs susceptibles d’affecter les plus riches.

Les associations ont fait un travail remarquable de pédagogie pour convaincre les donateurs au titre de l’ISF de reporter au titre de l’IR la fraction de leurs dons qu’ils ne faisaient plus au titre de l’IFI, dès lors que ces contribuables n’avaient pas atteint le plafond de déductibilité de 20 % de leurs revenus imposables à l’IR. Comme une part importante de ces dons se fait en fin d’année, que souvent les chèques sont débités au tout début 2019, surtout cette année compte tenu du viaduc du 22 décembre au 2 janvier, voire au 6 janvier compte tenu du positionnement dans la semaine de Noël et du Premier de l’an, il faut attendre encore quelques semaines avant d’avoir une remontée fiable des chiffres 2018. Mais en tout état de cause, on est très très loin de ce que vous affirmez péremptoirement : les plus riches n’ont pas supprimé les dons aux associations.

 

À ce jour (12 février), notre courrier du 24 janvier 2019 à Mediapart reste sans retour, bien que nous ayons demandé un droit de réponse sur le fondement de l'article 13 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse ; et l’envoi du Vernimmen 2019 dédicacé reste sans remerciement.

 

[6] Source : rapports trimestriels déposés auprès de la SEC.

[7] Source : Greffe du Tribunal de Commerce de Paris.

[8] Le CAC 40 était de 5 313 au 30 décembre 2017 et de 4 731 au 31 décembre 2018.

[12] Avant déduction d’un prélèvement fiscal non libératoire de 12,8 %.

[13] Déclaration d’intérêt des journalistes de Mediapart.

[14] Source : Greffe du Tribunal de Commerce.

[15] 45 454 actions rachetées et annulées sur un total avant rachat de 356 265 actions. Source : Greffe du Tribunal de Commerce.

[16] 1,362 M€ / (2,600 M€ + 1,362 M€) = 34 %. Source : Greffe du Tribunal de Commerce.

[17] Voir le graphique de la page 854 du Vernimmen 2019, source Facset.

[18] Source : Greffe du Tribunal de Commerce.

[19] Résultat net 2017 de 2,195 M€ pour 2,600 M€ de capitaux propres. Source : Greffe du Tribunal de Commerce de Paris.

[20] D. Andriosopoulos, M. Lasfer, «The market valuation of share repurchases in Europe», Journal of Banking and Finance, juin 2015, vol. 55, pages 327 à 339.

[23] Salaires et traitements de 4,579 M€ pour 74 salariés en 2016, et Salaires et traitements de 5,132 M€ pour 83 salariés en 2017, source : Greffe du Tribunal de Commerce.

[24] Salaire médian net 2017 en France de 21 147 €, avec un taux de charges salariales moyen de 23 %, source : INSEE.

[27] 3 677 Md$, contre 2 583 Md$, source Banque Mondiale.

[28] Source Banque Mondiale.

[30] 273 M€ / 358 000 = 762 €

[31] 123 M€ / 120 000 = 1025 €

 



Tableau : Pourcentage des prêts cov-lite

Les prêt dits cov-lite sont des prêts de type LBO assortis de covenants[1] très légers, voire d’aucun.

Leur pourcentage dans le total des prêts de type LBO est une indication claire de l'appétit pour le risque des banquiers et des investisseurs en obligations. Il n’a jamais été aussi élevé depuis 2007.

Cela ne signifie pas nécessairement qu'un autre effondrement du financement LBO est à venir, mais que c'est un marché d'emprunteurs où les prêteurs recherchent plus d’opportunités d’investissement qu’il y en a compte tenu du montant qu'ils souhaitent investir dans cette catégorie d'actifs. Ainsi, les emprunteurs sont en mesure de négocier de bonnes opérations pour eux avec un faible niveau de contraintes.

Si les choses commencent à se dégrader, les prêteurs n'auront pas le pouvoir de rehausser automatiquement les marges actuarielles sur ces prêts ni de toucher des commissions pour bris de covenants afin de les compenser de la détérioration de la solvabilité des emprunteurs ; ni de s'asseoir à la table pour discuter de réorganisation financière avec eux. Comme cela est bien connu, vous ne pouvez pas avoir le beurre et l’argent du beurre !

 



Recherche : Un désendettement spectaculaire

Avec la collaboration de Simon Gueguen, enseignant-chercheur à l’Université
de Cergy-Pontoise

Quelle est l’ampleur du désendettement des entreprises ayant atteint leur plus haut levier historique ? Les résultats dépendent de l’approche retenue. Beaucoup d’études ont montré un désendettement modéré. Par exemple, une étude de 2012[1] portant sur les entreprises américaines depuis 1971 reporte une diminution de moins de 15 points de pourcentage dans les 7 ans suivant le pic d’endettement (de 0,55 à 0,40 environ).

 L’étude que nous présentons ce mois[2] obtient des résultats bien plus spectaculaires. Sa particularité est d’adopter une approche longitudinale : le désendettement est observé entreprise par entreprise (et non sur une moyenne de l’échantillon). Le désendettement mesuré est forcément beaucoup plus important, en particulier parce que le délai entre le pic et le creux du levier financier est différent selon les entreprises. On objectera facilement que le désendettement mesuré est forcément très élevé lorsqu’il est mesuré entreprise par entreprise, de son maximum à son minimum. Les résultats sont toutefois spectaculaires et soutiennent les théories qui mettent en avant la flexibilité financière comme motivation du choix d’endettement.

L’étude porte sur les entreprises non financières américaines sur très longue période (de 1950 à 2012). La principale variable considérée est le levier financier (LF) mesuré ici comme : (montant comptable de la dette) / (valeur de marché des capitaux propres + montant comptable de la dette).

Sur l’échantillon étudié, le levier financier passe (pour la médiane) d’un sommet de 0,543 à un plancher de 0,026. Dans un tiers des cas, la dette est totalement remboursée. Plus intéressant encore, dans le même temps le cash disponible à l’actif augmente significativement, si bien que pour 60 % de l’échantillon le désendettement se traduit par un endettement net négatif ! La part du cash sur le total des actifs passe de 0,050 à 0,132 au cours du désendettement.

Techniquement, la baisse du ratio LF provient à la fois de la baisse du montant comptable de la dette et de la hausse de la valeur de marché des capitaux propres. Si l’effet direct du remboursement de la dette est dominant (71 %), ce remboursement est effectué principalement à l’aide d’augmentations de capital et de bénéfices réinvestis (qui augmentent aussi le dénominateur du ratio).

Ces résultats empiriques apportent un éclairage sur le débat théorique concernant la structure optimale du capital. Selon la théorie traditionnelle du trade-off, il existerait un niveau de dette optimal pour chaque entreprise, celui pour lequel l’avantage fiscal de la dette est exactement compensé par les coûts liés au risque de faillite[3]. Les entreprises tenteraient de se rapprocher de ce niveau cible (positif) chaque fois qu’un événement les contraint à s’en éloigner. Selon l’étude présentée, il semblerait plutôt que les entreprises qui ont atteint leur endettement maximum cherchent à se désendetter complètement pour reconstituer leur capacité à financer les futurs projets. Ces résultats sont compatibles avec l’idée de flexibilité financière : le financement par émission de capitaux propres étant le plus difficile et le plus coûteux, les entreprises préfèrent adopter une structure flexible, c’est-à-dire peu endettée, quand elles le peuvent, puis se réendetter quand les projets (ou les difficultés !) l’imposent[4].



 

 

[1] D. Denis et S. McKeon (2012), « Debt financing and financial flexibility: evidence from proactive leverage increases », Review of Financial Studies, vol.25, pages 1897 à 1929.

[2] H. DeAngelo, A.-S. Goncalves et R.-M. Stulz (2018), « Corporate deleveraging and financial flexibility », Review of Financial Studies, vol.31, pages 3122 à 3174.

[4] Pour une discussion plus approfondie de la notion de flexibilité financière, voir le chapitre 37 du Vernimmen 2019.

 



Q&R : Un taux de croissance à l'infini peut-il être négatif ?

Il n'y a pas de raison qu'il ne puisse pas être négatif dans certains secteurs ou pour certaines entreprises, car si la croissance mondiale est de 4 %, que certaines entreprises croissent à 20 % ou 30 %, d'autres ont nécessairement des taux de croissance beaucoup plus faibles, y compris négatifs. Par exemple, en ce moment, la presse magazine en Europe : baisse de la diffusion et baisse des recettes commerciales, sauf exceptions.

Il n’a donc rien de choquant à avoir un taux de croissance à l’infini négatif dans un travail d’évaluation par actualisation des flux de trésorerie disponible, même si peu de vendeurs en conviennent aisément !

 



Autre : FORMATIONS

Voici les dates des prochaines formations que nous avons conçues pour Francis Lefebvre Formation avec des enseignants que nous avons sélectionnés par l’excellence de leur pédagogie :

ð  Ingénierie financière le 14/03/19 à Paris

ð  Les mécanismes du LBO et l’environnement du Private Equity le 21/03/19 à Paris

ð  Gestion de la trésorerie et des risques financiers : quelles priorités en 2019 le 25/03/19 à Paris

ð  Définir la structure de financement adaptée à votre entreprise le 27/03/19 à Paris

 



Autre : NOS LECTEURS ÉCRIVENT : CAC 40 : au bonheur du capital

Par Martine Orange, journaliste à Médiapart

En 2018, les groupes du CAC 40 ont versé́ 57,8 milliards d’euros à̀ leurs actionnaires, soit la moitié́ de leurs profits. Ces sommes ne se retrouvent pas dans le financement de l’économie, malgré́ ce qu’avait assuré́ le gouvernement lors de sa réforme sur le capital. La théorie du ruissellement disait pourtant le contraire.

Cela devait tout changer. Lorsque le gouvernement français avait présenté́ à l’été́ 2017 sa réforme de la fiscalité́ sur le capital, la suppression de l’ISF (impôt sur la fortune), l’instauration de la « flat tax » sur les revenus du capital, il avait justifié́ toutes ces mesures au nom du financement de l’économie. La libération du capital devait permettre de relancer la machine économique, les investissements, l’innovation, les emplois. Au terme d’un an de mise en œuvre de ces réformes, les premiers chiffres commencent à tomber. Comme l’avait dit le gouvernement, cela ruisselle, même abondamment. Mais pour une seule catégorie : les détenteurs de capitaux.

En 2018, les groupes du CAC 40 ont décidé́ de distribuer la somme record de 57,9 milliards d’euros à leurs actionnaires, selon l’étude annuelle de la revue financière Vernimmen publiée par Les Échos. Il faut remonter à l’année 2007 pour retrouver de tels sommets.

« Les géants du CAC 40 ont enfin tourné la page de la crise financière », se réjouit le journal Les Échos. Et c’est bien comme cela que les grands groupes justifient les rémunérations toujours plus élevées versées aux actionnaires. Il faut savoir récompenser les valeureux détenteurs de capitaux, preneurs de risque. Alors que leurs bénéfices en net ont progressé́ en moyenne de 18 % en 2017, il était normal, selon eux, d’associer leurs actionnaires à ces résultats : les rémunérations versées aux actionnaires ont augmenté́ de 12 % sur un an.

Pas un des groupes du CAC 40 n’a manqué́ à l’appel de la distribution à leurs actionnaires. Tous ont versé́ des dividendes, atteignant parfois des niveaux records : 10,8 milliards d’euros pour Total, 4,8 milliards pour Sanofi, 3,8 milliards pour BNP Paribas, 1,8 milliard pour Société́ générale, qui malgré́ une chute de près de 30 % de son résultat net a tenu à maintenir son niveau passé de distribution. Car, bien que sous-capitalisées comme le prouvent les tests de résistance de la Banque centrale européenne, les banques françaises préfèrent distribuer largement leurs réserves à leurs actionnaires, persuadées que ceux-ci ne manqueront pas de répondre à leur appel, si elles se retrouvent un jour en difficulté́. La démonstration de cette croyance au moment de la crise financière de 2008 n’a pas été́ patente.

Trois groupes seulement ont réduit leur distribution en 2017 : Carrefour, Engie et TechnipFMC. Mais ils n’y ont pas renoncé́, malgré́ leurs difficultés. Alors que Carrefour, en perte, a lancé́ un plan de départ de 2 300 personnes en 2018, le groupe de distribution a tenu à continuer de rémunérer ses actionnaires. Une partie d'entre eux ont choisi d’être payés sous forme de dividende en actions, mais 157 millions ont tout de même été́ distribués aux actionnaires. Dans le même temps, Carrefour a touché́ plus de 300 millions d’euros au titre du CICE.

De même Engie, en plein brouillard stratégique, a peut-être réduit son dividende de 10 %, mais le groupe poursuit sa politique généreuse à l’égard de ses actionnaires lancée depuis la privatisation de GDF : année après année, il distribue plus que ses bénéfices et se décapitalise. Quant à TechnipFMC, la fusion se révèle aussi calamiteuse qu’annoncée. Le groupe a vu son résultat fondre de 33 % en un an, mais a souhaité́ quand même maintenir un dividende. Quant à son dirigeant, Doug Pferdehirt, il est un des mieux payés du CAC 40 : il a touché́ 11 millions d’euros en 2017.

Tous ces chiffres et exemples illustrent le décalage qui s’est instauré́ entre les multinationales, le monde financier et l’économie réelle. Car au moment où̀ les résultats nets du CAC 40 augmentent en moyenne de 18 %, la croissance en France a été́ de 2,4 %, la croissance mondiale de 3,7 %.

La rémunération du capital suit le même chemin. Dans une époque où le taux de l’argent est à zéro, les actionnaires parviennent à dégager des rendements de 4 à plus de 10 %. En comparaison, le salaire réel net moyen a progressé́ de 1,2 % la même année en France, donnant à voir une nouvelle fois le creusement incessant des inégalités.

Comme si cette situation n’était pas assez critique, les grands groupes, qui bénéficient déjà̀ d’une fiscalité́ très allégée grâce à leur implantation mondiale et l’optimisation fiscale – le taux moyen réel de l’impôt sur les sociétés est de 14 % pour le CAC 40 –, ont contesté́ la surtaxe de 3 % sur les bénéfices redistribués instaurée à partir de 2015. Le Conseil constitutionnel, plaçant désormais sa doctrine sur la liberté́ d’entreprendre par-dessus tout le reste, s’est empressé de leur donner raison et a déclaré́ cette surtaxe « inconstitutionnelle ». L’État a fait diligence pour rembourser les acomptes perçus qui ont naturellement été́ redistribués aux vaillants actionnaires.

Rachat d’actions, la négation de l’entreprise capitaliste

Mais à en croire Pascal Quiry, co-auteur de l’étude de Vernimmen, il ne faut pas raisonner comme cela. « Le versement d'un dividende ne vous enrichit pas plus que le retrait de billets à un distributeur ne vous enrichit ! Vous avez simplement transformé en liquide une partie de votre patrimoine », assure-t-il. Bref, pour lui, les dividendes ne relèvent plus d’une rémunération du capital mais juste de la transformation d’un patrimoine en liquidité́. Même les économistes les plus hardis du néolibéralisme n’avaient pas osé́ se lancer dans un tel argumentaire.

Cette réécriture – tout comme le tweet du Medef insistant sur le fait que le niveau des dividendes est revenu seulement aujourd’hui à celui de 2007 – ne peut être due à une maladresse. Tout cela s’apparente plutôt à une volonté́ de cacher une vérité́ dérangeante, de surtout détourner les yeux sur le creusement des inégalités, sur la rente de plus en plus élevée prélevée par les plus fortunés.

Au-delà̀ des montants en jeu, il faut bien réaliser le taux de distribution que les grands groupes sont prêts à consentir pour rémunérer le capital. Alors qu’ils distribuaient environ un tiers de leurs profits au début des années 2000, ils n’ont cessé́ d’augmenter leur niveau de distribution d’année en année, passant à 40 %, puis 42 %, puis 48 %. En 2018, le taux de distribution a atteint un seuil symbolique : 50 %.

C’était un des arguments pour justifier la réforme sur la fiscalité́ du capital. Les entreprises françaises expliquaient alors qu’elles étaient obligées de consentir une rémunération élevée du capital, afin de compenser la fiscalité́ « pénalisante » française et rester dans les « standards » mondiaux. Depuis un an, tous les « obstacles » fiscaux sont censés avoir disparu. Mais rien n’a changé́ dans les politiques des groupes du CAC 40 : ils restent les champions mondiaux de la rémunération des actionnaires.

En 2018, nos « champions » ont cassé́ tous les compteurs. Car non seulement ils ont versé́ de généreux dividendes, mais ils ont aussi, à l’instar des groupes américains, plongé dans les « délices » des rachats d’actions. Près de la moitié du CAC 40 a mis en œuvre cette politique. Ils ont dépensé́ plus de 10 milliards d’euros dans ces rachats de titres. Une négation de l’entreprise capitalistique, comme le rappellent de nombreux économistes d’entreprise.

Même si dans la comptabilité́ publique, ces sommes sont considérées comme des investissements, ces rachats ne servent à rien, hormis améliorer leur cours de bourse et la rémunération des dirigeants. Pour de nombreux observateurs, cela revient à jeter de l’argent par les fenêtres : un simple coup de tabac boursier peut suffire à effacer tous les milliards dépensés pour soutenir un titre.

Alors que leur taux d’investissement est bas, que leur niveau d’innovation stagne, que la productivité́ régresse partout, les groupes du CAC 40 n’ont-ils pas d’autre usage à faire de leurs profits ? Défricher de nouveaux domaines, inventer de nouveaux produits, moderniser les équipements, passer à la robotique et l’intelligence artificielle, augmenter leurs salariés, établir des relations plus constructives avec leurs sous- traitants plutôt que les pressurer tant et plus par exemple ? Dans tous ces domaines, les groupes du CAC 40 affichent des retards alarmants, se contentant trop souvent de vivre de leurs rentes de situation sans préparer l'avenir.

« Les rachats d'actions sont une façon de rendre du cash de façon discrétionnaire et transitoire », dit Pascal Quiry. Selon la théorie néolibérale, les entreprises qui ont du capital inutilisé doivent le reverser. Le marché́ saura mieux l’utiliser pour financer d’autres projets. Entre la suppression de l’ISF, la « flat tax » sur les revenus du capital, les distributions sans précédent des groupes du CAC 40, il a été́ redonné beaucoup d’argent en 2018 aux détenteurs de capitaux. Tout cet argent aurait donc dû normalement se retrouver dans d’autres investissements porteurs, comme l’assurent les défenseurs du néolibéralisme, comme l’a soutenu le gouvernement lors de sa réforme de la fiscalité́ sur le capital.

Problème : rien ne se passe comme prévu. Une fois de plus, la réalité́ met au défi le dogme. Jamais les introductions en bourse, les augmentations de capital, c’est-à-dire les canaux classiques pour assurer le financement des entreprises, ont été́ aussi peu nombreuses.

Mais les effets contre-productifs vont bien au-delà̀. Comme l’ISF a été́ supprimé, les plus fortunés se sont détournés des fonds de soutien aux PME, qui leur permettaient auparavant de défiscaliser les revenus investis. Tous les gérants notent une forte baisse de la collecte depuis le début 2018. Aucun chiffre global n’est encore disponible. Plus démoralisant et scandaleux encore : les plus riches n’ayant désormais plus aucune incitation fiscale, ils ont aussi supprimé́ les dons aux associations. La baisse serait de 10 % sur l’année 2018, selon France Générosités, qui regroupe 93 associations.

Ce qu’avaient prévu nombre d’économistes, accusés d’être de mauvaise foi au moment de la réforme de la fiscalité́ sur le capital, se réalise. Les capitaux redistribués par les grands groupes, libérés de la contrainte fiscale, ne se retrouvent pas pour financer l’économie mais tournent en circuit fermé dans la sphère financière. L’argent faisant de l’argent sur de l’argent. La théorie du ruissellement disait pourtant le contraire.

 



Commentaire : Sur l'actualité financière, postés sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen

Régulièrement, nous publions sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen[1] des commentaires que nous inspire l’actualité financière. Exceptionnellement, pour ne pas alourdir le contenu de cette lettre, vous ne les trouverez pas ici mais sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen.

 



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