La Lettre n°164 de Janvier 2019

Actualités : Dividendes et rachats d'actions en 2018 au sein du CAC 40

Pour la 16e année, nous publions les résultats de notre étude annuelle. Avant de vous en livrer les résultats, rappelons 3 choses à notre lecteur pour qui les souvenirs des chapitres 38 et 39[1] seraient trop lointains :

1/ Pas plus qu’un retrait à un distributeur automatique de billet ne vous a jamais enrichi, dividendes et rachats d’actions n’ont jamais enrichi les actionnaires dont la valeur de leurs actions baisse mécaniquement du même montant dès le versement du dividende. Pour les rachats d’actions, c’est la valeur des capitaux propres qui baisse du montant du rachat d’actions et la stabilité de la valeur de l’action est obtenue, malgré cela, grâce à la hausse du pourcentage de détention suite à l’annulation des actions rachetées.

2/ Par construction, le CAC 40 regroupe les 40 groupes cotés français ou d’origine française aux meilleures performances. Pas plus que l’on peut juger du niveau en finance des français en interrogeant nos 40 meilleurs étudiants, l’on ne peut juger de la bonne santé de l’économie française en se penchant uniquement sur le CAC 40, dont le périmètre évolue au demeurant chaque année pour sortir les moins performants (LafargeHolcim et Solvay en 2018) et leur substituer des impétrants plus performants (Hermès et Dassault Systèmes).

3/ Dividendes et rachats d’actions sont de formidables outils de circulation des richesses permettant de réallouer une ressource rare, les capitaux propres, d’entreprises qui n’en ont plus l’utilité, vers des entreprises nouvelles qui en ont besoin à leur stade de développement actuel. Ainsi, dans nos activités d’investissement, nous côtoyons au capital de la start-up prometteuse Karos un des fonds d’investissement de la famille Arnault, alimenté grâce au 5e payeur de dividendes qu’est LVMH.

Les résultats maintenant ! En 2018, d’après nos compilations, les entreprises du CAC 40 ont rendu à leurs actionnaires 57,4 Md€, dont 10,9 Md€ sous forme de rachats d’actions. Ce niveau comparable, à celui de 2007 (57 Md€) retrouvé 11 ans après par les stars de l’économie française, n’est pas surprenant compte tenu de leurs très bons résultats (à l’exception des banques qui ne gagnent toujours pas leur coût du capital) à ce point du cycle.

Source : Compilation des informations réglementées publiées par les sociétés

Il est probable que l’an prochain les chiffres que nous publierons seront encore meilleurs compte tenu de la progression des résultats 2018 que l’on entrevoit, d’autant que la composante purement discrétionnaire, les rachats d’actions et les dividendes extraordinaires, ne représentent que 20 % de ce montant.

En 2018, les 3 premiers groupes redistribuant des capitaux propres à leurs actionnaires font 33 % du volume : Total (10,1 Md€), Sanofi (4,8 Md€), et BNP Paribas (3,8 Md€). Toutes des entreprises à maturité, ce qui est logique puisque les entreprises à maturité génèrent des capitaux propres importants, que leur faible croissance rend inutiles en leur sein. Il est plus sain de les reverser à leurs actionnaires, plutôt que de les gaspiller en surinvestissements ou en placements oisifs de trésorerie, et de priver ainsi de capitaux propres d’autres groupes qui en auraient besoin pour se développer et vers qui les dividendes et rachats d’actions de ces mastodontes seront réinvestis. 

En ajoutant 4 autres groupes (Axa, LVMH, L’Oréal et Schneider), on atteint 51 % des fonds redistribués. Par ailleurs, la dernière moitié du CAC 40 ne fait que 18 % du total. Même au sein du CAC 40, les inégalités sont criantes !

Contrairement au sophisme et au poncif, aucun groupe n’a dû réduire ses investissements pour verser un dividende[2]. Aucun n’a dû s’endetter au-delà du raisonnable pour verser un dividende ; et le dividende en actions est là pour ceux qui ne veulent pas prendre le risque d’être gênés aux entournures. Il est vrai aussi que les groupes du CAC 40 sont relativement peu endettés (quand ils le sont) à ce point du cycle économique.

En 2018, les entreprises du CAC 40 ont procédé à 10,9 Md€ de rachats d’actions, soit 0,8 % de leur capitalisation boursière moyenne. On ne comparera pas ce chiffre à celui des années précédentes car cela ne ferait pas sens, puisque les rachats d’actions sont discrétionnaires et n’impliquent, contrairement aux dividendes, aucun engagement implicite de récurrence.

Source : Compilation des informations réglementées publiées par les sociétés.

Ce montant s’explique à hauteur de 35 % par Total qui revient aux rachats d’actions principalement pour neutraliser la dilution induite par ses dividendes payés en actions. Sanofi n’est plus le champion du rachat d’actions (1 070 M€ en 2018) compte tenu de 2 grosses acquisitions (Ablynx et Bioderativ pour 13,4 Md€) qui l’ont conduit à les réduire fortement. Ensuite, on trouve 7 groupes, dont 6 de l’an passé, qui ont consacré autour de 500 M€ chacun aux rachats en 2018 : L’Oréal, Vinci, Schneider, Safran, Cap Gemini, Saint-Gobain, TechnipFMC.

Au total, 17 groupes ont procédé à des rachats d’actions significatifs (au moins 100 M€) en 2018   

Côté dividendes, 46,5 Md€ ont été versés en 2018. Pour la première fois que nous compilons ces données, toutes les entreprises du CAC 40 ont versé un dividende avec le retour au bercail d’ArcelorMittal, certes de façon symbolique (83 M€), pour une entreprise de cette taille.

Rappelant que le dividende n’est jamais acquis : Engie, Carrefour et TechnipFMC qui traversent des phases d’adaptation, ont réduit le leur en 2017. D’autres ont choisi de le payer pour partie en actions : Total bien sûr, pour qui le dividende en actions lui a permis de continuer à maintenir constant son dividende malgré les variations erratiques du prix du pétrole, satisfaisant ainsi ses actionnaires fonds de pension américains et britanniques, très attachés psychologiquement aux dividendes réguliers (le dividende de Total n’a pas été réduit depuis 1981) pour payer les pensions qu’ils doivent, mais aussi Danone, Carrefour, Publicis, Dassault Systèmes et Atos. Ce sont autant de débours de trésorerie évités pour des groupes soucieux de ne pas mettre sous tension leur structure financière ou de préserver intacte leur capacité à financer des opérations de croissance externe.

La progression annuelle des dividendes versés en 2018 est relativement modérée (4,7 %) comparée à celle des résultats nets courants part du groupe qui ressort à 18 %. Mais cela est de bonne gestion car la convention est que les fluctuations des dividendes atténuent celles des résultats, il faut donc qu’ils montent moins vite que les profits, pour pouvoir baisser le moment venu moins vite que ces derniers.

Le taux de distribution des entreprises du CAC 40 est de 46 %, en décrue par rapport aux années précédentes. En tenant compte des rachats d’actions et des dividendes extraordinaires, on passe à 59 %. Rappelons au lecteur qui serait tenté de jeter la pierre aux gros distributeurs de dividendes, que le seul critère financièrement pertinent d’appréciation d’une politique de distribution est le taux de rentabilité marginale des fonds réinvestis, sans parler de la capacité des entreprises à en verser un, compte tenu de leur objectif de structure financière. Le dividende n’est ni une idole ni un tabou !

 

[1] Dont les résumés sont consultables ici.

[2] Voir La Lettre Vernimmen n° 152 d’octobre 2017 où nous le récusons et démontrons sa fausseté.

 



Tableau : Les principaux taux d'impôt en France

Voici principaux taux d’impôt sur les bénéfices, les plus-values, les dividendes et intérêts reçus, réalisés en France par les sociétés et les personnes physiques (hors régimes spéciaux et plus-values immobilières), en application de la loi de finances pour 2019, publiée au journal officiel le 30 décembre 2018.

Ces taux ne tiennent pas compte, pour les entreprises, des cotisations sociales, taxes, cotisations et prélèvements divers, en particulier liés à la fiscalité locale, qui s’ajoutent aux impôts répertoriés ci-dessous.

Merci à Benoît Dambre pour sa relecture.

 



Recherche : Activisme et innovation

Avec la collaboration de Simon Gueguen, enseignant-chercheur à l’Université
de Cergy-Pontoise

La stratégie activiste consiste pour des fonds d’investissement à prendre une part minoritaire mais non négligeable du capital d’une société (de l’ordre de 3 % à 15 %) et à user de leur influence pour induire des changements. Ces changements peuvent porter sur la stratégie d’entreprise, ses investissements ou sa politique financière. L’Américain Carl Icahn est l’un des plus célèbres d’entre eux (avec notamment des positions gagnantes dans Time Warner, Netflix ou encore Apple). Les fonds spécialisés dans l’activisme actionnarial sont devenus des acteurs majeurs du capitalisme, et l’enjeu de vifs débats dans la communauté académique. On leur reconnaît le plus souvent une capacité à créer de la valeur actionnariale, mais on les soupçonne parfois de court-termisme. La question de leur régulation est posée. L’article que nous présentons ce mois[1] défend, étude empirique à l’appui, l’idée que les fonds activistes favorisent l’innovation des entreprises.

L’étude reprend pour l’essentiel un échantillon construit pour une publication précédente (avec en partie les mêmes auteurs) et qui fait référence sur le sujet[2]. Cette étude montrait que l’annonce d’une prise de position d’un fonds activiste dans le capital d’une entreprise entraînait une hausse du cours de bourse de la cible d’environ 7 % (aux États-Unis, sur la période 2001 à 2006). Précisons d’emblée que la principale limite de cette étude, et par conséquent également de celle que nous présentons ici (même méthode de sélection mais de 1994 à 2007), est liée à la construction de l’échantillon. Puisque « fonds activiste » n’est pas une catégorie juridiquement reconnue, toute méthode de sélection des événements pertinents peut être discutée. Cette importante mise en garde étant faite, l’ensemble de l’étude est mené de façon extrêmement rigoureuse, et les résultats sont significatifs.

Les auteurs constatent dans un premier temps que les dépenses de R&D des cibles ont tendance à se réduire après l’arrivée des activistes (réduction en moyenne de 20 %), mais que cette réduction est proportionnelle à la réduction globale des actifs (le ratio R&D sur actifs reste stable). Autrement dit, la réduction des dépenses de R&D semble seulement liée à la volonté des activistes de recentrer l’activité, et non à une vision court-termiste sacrifiant la R&D. Surtout, les résultats de la R&D (quantité et qualité des brevets obtenus) apparaissent pour leur part en augmentation. Moins d’inputs, plus d’outputs : ces premiers résultats soutiennent l’hypothèse d’une amélioration de la politique de R&D.

L’analyse montre ensuite que l’amélioration des résultats de la R&D est très forte pour les entreprises qui avaient un large portefeuille de brevets avant l’intervention et qui ont décidé de se recentrer sur leur domaine d’expertise. L’arrivée de l’activiste entraîne de leur part la vente de nombreux brevets ; il s’agit le plus souvent de brevets de bonne qualité[3], mais qui ne correspondent pas au cœur de métier de l’entreprise. Ce résultat fait dire aux auteurs de l’étude que l’activisme actionnarial favorise une meilleure allocation macroéconomique des résultats de la R&D. Ils font le même constat concernant le capital humain : les « inventeurs » qui restent après l’intervention sont plus efficaces, et ceux qui partent voient aussi leur productivité augmenter avec leur nouvel employeur.

Plusieurs autres tests sont effectués pour renforcer la présomption de causalité entre activisme et amélioration de l’innovation. Par exemple, les auteurs montrent que les campagnes activistes hostiles (celles où le management résiste) ont le même effet sur l’innovation que les campagnes amicales. Ils mesurent aussi que l’annonce de l’obtention d’un brevet entraîne une hausse du cours de bourse plus significative après l’arrivée de l’activiste, même lorsque le brevet a été conçu avant. Le marché a davantage confiance en l’utilisation qui sera faite du brevet obtenu.

Ces résultats amènent une conclusion sans nuance : les activistes créent de la valeur, une partie de cette création de valeur provient d’une amélioration de l’innovation, et l’action de ces fonds a pour conséquence une meilleure allocation des ressources de R&D. D’autres travaux sont beaucoup moins catégoriques sur les bienfaits de l’activisme actionnarial. Mais dans le débat sur la régulation des fonds activistes, cette étude pèsera.

 

[1] A. Brav, W. Jiang, S. Ma et X. Tian (2018), « How does hedge fund activism reshape corporate innovation? », Journal of Financial Economics, vol. 130, pages 237 à 264.

[2] A. Brav, W. Jiang, F. Partnoy et R. Thomas (2008), « Hedge fund activism, corporate governance, and firm performance », Journal of Finance, vol. 63, pages 1729 à 1775.

[3] La qualité est mesurée par le nombre de citations reçues par le brevet, une mesure imparfaite mais standard dans la littérature.

 



Q&R : Qu'est-ce qu'un prêt first loss-second loss ?

Les LBO sont des montages où l’investisseur cherche à maximiser le montant de dette finançant un actif, il est donc assez naturel que ce soit dans ces montages que l’on trouve le plus d’innovation sur la structuration de la dette. En période de très fortes liquidités comme actuellement sur le marché, les leviers sont de plus en plus élevés[1] et les structures de moins en moins contraignantes pour les emprunteurs[2]. Dans cet environnement, et avec l’expérience des LBOs montés dans les années 2006-2007, les banques sont réticentes à prendre plus de risques et des fonds deviennent plus agressifs pour financer l’intégralité de la dette (c’est-à-dire ce qui dans une structure plus classique aurait été divisé en dette Senior d’une part et dette Mezzanine d’autre part). La dette des LBOs midcap prend donc de plus en plus fréquemment la forme d’une dette unitranche apportée par un fonds spécialisé dans ce type d’opérations (ICG, Alcentra, Ares, Tikehau, …). Tout comme sur le marché de la dette corporate classique de PME/ETI, on observe une désintermédiation croissante.

Un nouveau type de dette vient d’apparaître pour compléter la structure unitranche. Un petit montant de dette bancaire Senior dite « First Loss/Second Loss » s’ajoute à la dette unitranche pour à nouveau accroître le levier. Cette tranche est remboursable in fine (bullet), elle est de même maturité que la dette unitranche, mais dispose d’une priorité sur le produit des sûretés en cas de faillite et est donc sensiblement moins chère. Durant la vie du crédit, elle dispose théoriquement des mêmes droits que l’unitranche, mais en pratique n’a que peu de poids dans la décision des prêteurs puisque l’unitrancheur a la majorité absolue parmi les prêteurs. En cas de désaccord, les banques peuvent néanmoins revendre leur dette au fonds.

Cette nouvelle structure, comme souvent importée du monde anglo-saxon (mais aussi d’Allemagne en l’occurrence), n’a pas comme seul but d’augmenter le levier, il rassure également l’emprunteur, une banque étant plus rassurante qu’un fonds. En effet, les négociations en cas de difficultés, de restructuration ou même d’opération majeure sont plus aisées avec des banques relationnelles qu’avec un fonds. Mais ceci est en réalité assez illusoire car en cas de difficultés, il y a fort à parier que la banque assez minoritaire dans le financement cherchera par tout moyen à céder sa dette au fonds…

 

[1] Voir paragraphe 49.15 du Vernimmen 2019.

 



Autre : Nos lecteurs écrivent : Ce que la pièce « Le marchand de Venise » peut apprendre aux financiers

Par François Meunier

« Le marchand de Venise » de Shakespeare est une pièce fortement antisémite – on va y venir – en même temps qu’une plongée extraordinaire dans le monde financier de l’âge préclassique en Europe. On prétend ici qu’elle peut servir de bonne introduction à un cours d’initiation à la finance. Elle montre en particulier que la finance est beaucoup plus que le simple calcul des intérêts composés ou du prix des options. Elle plonge dans les affaires de la cité. Il faut la lire et la faire lire, ici sur Internet.

Rappelons le scénario : Bassiano est un jeune vénitien flamboyant, mais dispendieux. Il veut à la fois éteindre ses dettes et faire meilleure figure aux yeux de la belle Portia dont il brigue la main. Il demande donc l’appui financier de son fidèle ami Antonio, jeune, riche et très généreux armateur dont les bateaux sillonnent les mers. Antonio n’a pas sur lui les 3 000 ducats qu’il s’engage à prêter à Bassiano : ses bateaux, tous au large, ne rentreront au port que dans les deux mois. Il va donc voir le banquier juif Shylock pour emprunter la somme et signe un billet qui l’engage à la rembourser au terme de trois mois et sur ses fonds propres, sauf à devoir indemniser Shylock par une livre de sa chair prélevée au plus près du cœur. Mais voici qu’une à une tombent les nouvelles : ce ne sont que naufrages successifs pour ses bateaux.

Il vient, jusqu'au dénouement, cette série de questions :

1/ La concurrence

Shylock, à qui l’on demande pourquoi il met une pénalité si exorbitante en cas de défaut sur la dette, répond :

« Je le hais parce qu’il est chrétien, mais je le hais bien davantage parce qu’il a la basse simplicité de prêter de l’argent gratis et qu’il fait baisser à Venise le taux de l’usance. » (Acte I, scène 3)

On reste encore, la pièce date de la fin du xvie siècle, dans l’interdit chrétien de l’intérêt. Antonio est certes généreux, mais surtout fidèle à cet enseignement. Or, l’argent a un coût et prêter gratuitement pénalise l’intermédiation financière.

Cette question avait une dimension plus large au Moyen-Âge. Car la prohibition de l’intérêt était aussi la prohibition d’un certain surprofit. Les historiens racontent les problèmes de concurrence qui étaient soulevés aux alentours des grands monastères : la règle du « juste prix » prohibait de gagner un profit abusif, conçu comme étant un profit de monopole, sur les productions monacales. Dans une interprétation exagérée mais fréquente de cette règle, les productions de certains monastères étaient vendues à marge nulle et bénéficiaient de surcroît d’un coût du travail imbattable sachant le faible prix des prières dont se nourrissaient les bons moines. Arrivant sur le marché, elles évinçaient les paysans et artisans de la zone. La florescence des Cluny et autres Cîteaux valait souvent nuage de sauterelles pour les environs.

Shakespeare est sensible à l’économie de marché et à la loi de l’offre et de la demande. La fille de Shylock, dans la suite de la pièce, va se convertir au christianisme par amour pour Lorenzo, son beau Vénitien. Ses amis charrient gentiment Lorenzo, lui disant – telle est la blague qu’introduit Shakespeare ! – qu’à convertir aussi facilement les juifs, le prix du porc va monter à Venise !

2/ La prohibition de l’intérêt

Commun pourtant aux trois religions du livre, les gens comprennent mal cet interdit aujourd’hui, alors qu’il fait partie de notre vie quotidienne. Si un parent ou un ami proche vous demande un coup de main financier, vous trouverez probablement inconvenant de demander un intérêt sur le prêt. On ne se fait pas d’argent sur le dos d’un ami. Et si le risque est important, on devient associé, et non prêteur, pour éviter la cassure dans les relations personnelles que peut provoquer un prêt non remboursé. Si la communauté des croyants, l’umma dans la religion musulmane, est une famille, comment concevoir des relations sociales fondées sur le gain financier ? Les sociétés féodales chrétiennes, gouvernées par la vertu et l’héroïsme, ne pouvaient pas l’accepter, alors qu’elles y étaient relativement indifférentes avant le féodalisme. La loi juive, pour une fois moins ambitieuse, limitait explicitement l’interdit à votre seul « frère », nous dit le Lévitique. Il a fallu attendre le xviie siècle en terre chrétienne pour que la notion naissante d’  « intérêt », dans un sens moral plus large signifiant avantage ou aspiration, redonne sa légitimité au taux d'intérêt des banquiers. Et plus tard, l’invention juridique de la « responsabilité limitée », qui corrige une partie de l’asymétrie entre actionnaire et créancier, est venue limiter les droits du créancier au seul succès du projet, et non à l’ensemble du patrimoine du débiteur. Avec une rigidité qui s’accompagne de pas mal d’hypocrisie, on comprend qu’un certain Islam mette le veto sur les contrats financiers qui n’impliquent pas une participation aux risques des affaires.

L’époque très récente semble aller fortement en sens inverse et renforce tous les jours les droits du créancier. Il n’y a même plus la forte inflation qu’on connaissait il y a quelques décennies pour alléger le sort du particulier ou du pays débiteur qui ploie sous un excès de dette.

Antonio ne fait que traduire ce préjugé de l’époque. Quand Shylock parle de taux d’usance, Antonio répond taux d’intérêt, usant à dessein de ce mot dégradant.

Shylock : « Dans les lieux d’assemblée des marchands, il invective contre mes marchés, mes gains bien acquis, qu’il appelle intérêts. » (Acte I, scène 3)

Et Antonio de répondre :

« Quoique je ne prête ni n’emprunte à intérêt, cependant pour fournir aux besoins pressants d’un ami, je dérogerai à ma coutume. » (ibid.)

Et aussi :

« L’amitié a-t-elle jamais exigé qu’un stérile métal produisît pour elle dans les mains d’un ami ? » (ibid.)

 

3/ Pourquoi le prix du sang comme clause de défaut ?

C’est sévère en effet, et ça tournera mal pour Shylock on le sait, mais il ne faut pas être trop choqué. Le défaut sur une dette pouvait être puni par la mort sous l’Antiquité et le plus souvent par mise en esclavage ou en péonage (travail forcé jusqu'à extinction de la dette). Les romans de Dickens sont là pour montrer que la prison pour dette valait encore dans l’Angleterre victorienne.

Il faut se persuader du traumatisme, y compris social, qu’est la rupture contractuelle d’une dette. Alors que le contrat d’association est un partage des risques et ne laisse que ses yeux pour pleurer si les affaires tournent mal, rompre un engagement de dette est un fait « chaotique » : « Raconte-moi ce que tu veux sur le sort de tes affaires, mais je veux mon argent ! »

Il a fallu une évolution juridique et culturelle très complexe avant qu’on puisse entendre que le contrat de prêt est aussi un contrat de partage de risque, aux modalités particulières. L’instabilité du droit moderne de la faillite atteste de la difficulté à gérer cette discontinuité : comment partager la perte ? Quelle pénalité pour qui renie sa parole ? Comment éviter la tentation de gérer sans prudence, si on efface l’ardoise au moindre écueil (l’aléa moral) ?

4/ Pourquoi Shylock ne prend-il pas en gage les bateaux ?

C’est le commerce maritime, précisément à Venise, qui a donné naissance aux techniques financières modernes. Le plus naturel aurait été de prêter par commenda ou prêt à la grosse, qui est en fait un contrat de prêt avec hypothèque sur les bateaux et cargaison, avec clause participative au résultat, ce qu’on comprend aisément sachant le risque de naufrage ou de dégradation des marchandises qui prévalait dans le commerce maritime de l’époque (un taux de casse de 5 %, soit un bateau sur 20 qui ne rentrait pas au port, était courant en ces temps).

Mais il s’agit là de crédit à long terme, alors qu’Antonio ne voulait qu’une ligne de liquidité pour faire la soudure entre son besoin de cash et l’arrivée prochaine des bateaux. Il aurait fallu qu’existât le « découvert bancaire », un produit à la réflexion très complexe, précisément parce qu’il ne porte aucun gage, garantie ou collatéral (trop coûteux à établir pour une courte période) et qu’il associe le prêteur au risque agrégé de l’emprunteur.

5/ Pourquoi Antonio, non endetté, est-il en défaut devant son banquier ?

Cela fait distinguer solvabilité et liquidité. Antonio n’a aucune dette à son bilan (il a même des créances de tous les prêts qu’il accorde libéralement). Sa solvabilité est excellente. Même si tous ses bateaux devaient couler, il ne serait pas en faillite : son entreprise disparaîtrait sans bruit, comme l’ont fait ses bateaux. Eh oui, en l’absence de dettes, un échec industriel n’entraîne pas de faillite, ce qui surprend toujours les débutants en finance, qui confondent l’exploitation et son financement. C’est la dette, l’élément cacogène.

Le mot de fonds propres trouble souvent. Les fonds propres, pour le non-initié, c’est l’argent qui est à l’entreprise en propre, c’est donc sa caisse. Non ! C’est une source de financement, mise en caisse ou immobilisée en actifs, apportée par les actionnaires en contrepartie de droits à profit et de droits politiques bien déterminés.

Il est rare aujourd'hui qu’une crise de liquidité entraîne défaut si l’entreprise est solvable. On se contente de virer le directeur financier qui n’a pas su adosser son financement à son actif. Le rationnement bancaire, fréquent en période de crise financière, est une exception : on est solvable et pourtant personne n’est là pour vous prêter, ce qui vous force à vendre vos actifs à la casse. L’industrie bancaire, qui vit de confiance, est une autre exception : si crise de liquidité, vos clients se ruent au guichet et vous voici à terre.

6/ À nouveau sur la prohibition de l’intérêt

Il serait trop facile de ne voir chez Antonio qu’une simple réaction d’obéissance à la règle. Son univers mental n’est pas le calcul ou la soumission. Il est généreux, du moins avec son groupe d’amis.

La pièce de Shakespeare a fasciné les philosophes et sociologues, à la suite de Marcel Mauss[1]. Antonio « donne » parce qu’il est malcommode de prêter. Ceci à une époque où le don est un mode d’échange assez commun, un supplétif du crédit. Je donne, et l’on me doit, sans qu’il y ait nécessairement l’équivalent monétaire dans cette réciproque, ni un délai précis. C’est une sorte de dette non contractuelle, beaucoup plus souple, moins propice à défaut, plus riche en lien social, exigeant la confiance et donc créatrice de confiance comme dans tout contrat incomplet. Mais en retour plus contraignante moralement jusqu’à être étouffante. Le marché et le contrat de prêt ont l’avantage de rendre anonymes et donc plus « libres » les relations humaines. C’est le choc culturel entre Antonio et Shylock : l’un voit la confiance, l’autre la règle[2].

On pourrait noter aussi que tous les siècles qui ont précédé l’âge industriel étaient des périodes sans croissance. Selon Angus Maddison, la croissance réelle entre 1000 et 1500 s’est élevée à 0,1 % par an. Certaines estimations donnent pourtant un niveau de 5 % pour le taux d'intérêt réel (voir les travaux d’un jeune économiste de Harvard, Paul Schmelzing). Dans une problématique à la Piketty, celui qui prête dans ce contexte peut aisément s’enrichir, celui qui s’endette aisément se ruiner. Si le prêt à intérêt emportait souvent malheur et dégradation morale, on comprend que des autorités soucieuses du bien commun l’interdisent. La Bible décrète par exemple un moratoire sur les dettes tous les 7 ans. Sans avoir besoin de la lire, les rois de l’époque faisaient souvent défaut ou coupaient la tête de leurs créanciers.

 

7/ La diversification.

Pourquoi Antonio est-il assez fou pour écrire ce contrat de prêt ? On touche ici un des enseignements les plus pointus de la pièce. En fait, Antonio est heureux d’écrire la clause d’indemnité parce qu’il estime ne courir absolument aucun risque. Motif : il a parfaitement diversifié ses actifs :

« J’en rends grâce au sort ; toutes mes espérances ne sont pas aventurées sur une seule chance, ni réunies en un même lieu ; et ma fortune entière ne dépend pas des événements de cette année. Ce ne sont donc pas mes marchandises qui m’attristent. » (Acte I, scène 1)

Si chaque bateau a une chance sur 20 de couler, et si le risque de tempête est indépendant d’un lieu à l’autre, la diversification par bonne répartition spatiale est une couverture efficace. Si l’armateur a beaucoup de bateaux, la loi des grands nombres lui assure que la perte finale, « perte certaine » dira-t-on, sera de 5 % du capital.

Comme un bateau est un bien capital très onéreux, que les larges sociétés de capitaux n’existaient pas encore, il était impossible à l’armateur personne physique, si riche fût-il, de disposer d’une flotte qui s’auto-assure uniquement par diversification. D’où l’invention dès cette époque – en fait, cela remonte à l’Antiquité romaine – des sociétés par actions à capital fermé. Chaque armateur prenait une petite part de chaque bateau, laissant l’un d’entre eux en avoir la part majoritaire et la gestion. Une même masse de capitaux pour un individu donné permettait d’obtenir, par le jeu de multiples participations minoritaires, la diversification souhaitée.

L’assurance maritime est aussi née à cette époque : si chaque armateur accepte de payer une prime sur la valeur de son unique bateau (de 5 % dans notre exemple), et que l’assureur a un portefeuille de clients suffisamment large, voici l’armateur couvert même s’il ne possède qu’un unique bateau.

Le coût de 5 % étant quasi-certain dans notre hypothèse, il n’est plus à proprement parler un élément de risque du point de vue de l’investisseur diversifié, pas bien sûr pour le malheureux marin dont le bateau coule.

 

8/ La corrélation, le vrai risque

Mais voici : les risques météo d’une région à l’autre ne sont pas indépendants. S’il y a corrélation entre la météo du côté de la Sardaigne et celle du côté de Palerme, alors l’armateur vénitien ne diversifie qu’improprement son risque à avoir des bateaux sagement répartis dans les deux endroits. La loi des grands nombres ne joue plus. Le vrai risque donc, c’est la corrélation et non le risque spécifique qui s’attache à chaque bateau, ce qui nous rapproche de la théorie moderne du portefeuille. La prime de risque n’est plus le 5 % de perte certaine, mais ce 5 % modulé, à la hausse ou à la baisse, par la façon dont les eaux traversées par le bateau sont liées au risque météo global. Le risque, c’est la corrélation et non la volatilité (l’écart-type). Ce bêta d’Antonio avait séché son cours à HEC.

J’extrapole quelque peu ici ce qu’a pu écrire Shakespeare, mais ce ne serait que justice de lui attribuer à titre posthume le Nobel qu’ont reçu Markowitz, Miller et Sharpe en 1990 pour leur apport à la théorie du risque.

 

9/ Pourquoi les autorités de Venise laissent-elles s’exécuter une clause si terrible ?

On a vu plus haut qu’elle n’était pas si abusive que cela. Mais surtout, le texte de Shakespeare est très clair, c’est la stabilité juridique et donc la réputation de la place financière de Venise qui est en jeu. Les contractants ont-ils souscrit en connaissance de cause ? Oui. Y a-t-il dol, malfaçon, mauvaise information, incapacité des signataires ? Non. Ergo, la loi des contrats s’applique.

« Le duc ne peut refuser de suivre la loi : retrancher aux étrangers les sûretés dont ils jouissent à Venise serait une injustice contre l’État. » (Acte II, scène 3)

Plus tard dans la pièce, le juge appelé à trancher dans l’affaire dit :

« Cela ne doit pas être ; il n’est point d’autorité à Venise qui puisse changer un décret établi. Cela deviendrait un précédent, et on se prévaudrait de cet exemple pour introduire mille abus dans l’État. » (Acte IV, scène 1)

La république d’Argentine a renié sous la présidence Kirchner sa dette alors qu’elle avait omis d’y inscrire une clause (dite collective action clause) permettant à une majorité qualifiée de créanciers d’en accepter la restructuration, acquise dans ce cas précis, et de l’imposer au reste des créanciers. Un fonds vautour s’est faufilé parmi les créanciers et a attaqué l’Argentine. Le juge de New-York, soucieux de la réputation de Wall Street, n’a pu que juger en droit et le fonds a gagné, si immoral qu’était le cas.

 

10/ L’antisémitisme

Pourquoi ce dernier point ? A-t-il une dimension financière ? Précisément oui. Il était certes difficile d’éviter que deux religions aux racines si proches ne se frottent pas un peu, au détriment de celle mise en minorité. Mais les historiens ont de bons arguments pour attribuer partie de l’antisémitisme chrétien médiéval à cette simple question financière de l’intérêt. Disons que les rois chrétiens trouvaient leur avantage à faire respecter l’interdit à la lettre : il était commode de reléguer une partie de la population à cet indispensable rôle de crédit financier, en érigeant des barrières autour d’elle et en stigmatisant la fonction. Cela rabaissait le coût de leurs emprunts. Le terme de « ghetto » vient de ce quartier de Venise où la population juive était reléguée.

Mais cette sotte décision allait avoir des conséquences profondes. Elle laissait aux juifs le monopole des métiers de la banque. Or, la finance, même dans ce monopole dégradé, reste une industrie de service très complexe, très subtile, reposant fortement sur des réseaux de confiance. Elle implique l’accès à la culture écrite, à la comptabilité (née autour de cette époque), aux sciences du chiffre, au droit des contrats, etc. Le juif n’avait pas le droit de posséder la terre, mais se rattrapait par le privilège de l’accès à la haute culture et à la transmission entre générations. Il allait payer lourdement ce privilège, car suscitant envie parmi les populations chrétiennes, puis ressentiment et persécution. L’antisémitisme chrétien le plus virulent date de cette époque. Le christianisme d’avant, ou encore l’islam jusqu’à une date récente, étaient plus débonnaires.

 

11/ « Le marchand de Venise » est-il une comédie ou une tragédie ?

Shakespeare concevait cette pièce comme une comédie, avec quelques retournements dignes du théâtre de boulevard. Mais la puissance du texte et le sort fait à Shylock, conduisent tout aussi bien à la tragédie. Car il faut, nous écartant du simple commentaire financier, comprendre le ressentiment de Shylock devant le mépris du généreux Antonio. Voici sa tirade dans l’acte II, scène 3 :

« Seigneur Antonio, (...) vous m’avez appelé mécréant, chien de coupe-gorge, et vous avez craché sur ma casaque de juif, et tout cela parce que j’use à mon gré de mon propre bien. Maintenant il paraît que vous avez besoin de mon secours. (...) Vous venez à moi alors et vous dites : « Shylock, nous voudrions de l’argent. » (...) Vous m’avez repoussé du pied, comme vous chasseriez un chien étranger venu sur le seuil de votre porte. (...) Ne devrais-je pas vous répondre : « Un chien a-t-il de l’argent ? Est-il possible qu’un roquet prête trois mille ducats ? » Ou bien irai-je vous saluer profondément, et dans l’attitude d’un esclave, vous dire d’une voix basse et timide : « Mon beau monsieur, vous avez craché sur moi mercredi dernier, vous m’avez donné des coups de pied un tel jour, et une autre fois vous m’avez appelé chien ; en reconnaissance de ces bons traitements, je vais vous prêter tant d’argent ? » (Acte I, scène 3)

C’est pour cela qu’il ne demande pas d’intérêt sur son prêt, qu’il respecte l’interdit chrétien, mais qu’il veut le prix propre à racheter le mépris, au vrai le prix d’une dette inextinguible. Antonio lui répond de la même eau :

« Je suis tout prêt à t’appeler encore de même, à cracher encore sur toi, à te repousser encore de mon pied. Si tu nous prêtes cet argent, ne nous le prête pas comme à des amis, (...), mais le prête plutôt ici à ton ennemi. » (ibid.)

Shylock est seul contre tous. Même sa fille, Jessica, le fuit par amour pour son jeune Vénitien, mais n’oublie pas, ironie douteuse faite pour rappeler de quoi est fait son sang, de veiller à emporter bijoux et cassette de ducats. Pressée par son amoureux Lorenzo de venir, elle répond : « Je vais fermer les portes et me dorer encore de quelques ducats de plus, je suis à vous dans le moment. » (Acte II, scène 6). Pire, elle se fait accusatrice de son père. La loi familiale est rompue.

On sait la suite : sa demande d’une livre de chair, légitime selon la loi vénitienne des contrats, se brise sur l’obstacle des chicaneries d’un juge astucieux (en fait, la belle Portia déguisée), ergotant à peu près ainsi : « Une livre de chair, oui ! mais pas une goutte de sang avec, n'est-ce pas ? » Sinon, il s’agit d’une atteinte à la loi punissant de mort le juif qui verserait le sang d’un citoyen de Venise.

Et le pauvre Shylock en rabat. Il accepte d’oublier ses ducats, se fait prendre la moitié de sa fortune, le reste devant aller à doter sa fille qui l’a trahi. Et doit, humiliation suprême, accepter la conversion.

On ne sait si le public de l’époque, arrivé ce moment de la pièce, continuait à rire. Car Shakespeare est incertain sur le vrai sens de sa pièce. Voici les mots qu’il prête à Shylock, tout à sa démesure envers Antonio :

« Pour quelle raison, cela ? Parce que je suis un juif. Un juif n’a-t-il pas des yeux ? Un juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? Ne se nourrit-il pas des mêmes aliments ? Sujet aux mêmes maladies ? Réchauffé par le même été et glacé par le même hiver qu’un chrétien ? Si vous nous piquez, ne saignons-­nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? Et si vous nous outragez, ne nous vengerons-nous pas ? Si nous sommes semblables à vous dans tout le reste, nous vous ressemblerons aussi en ce point : si un juif outrage un chrétien, quelle est la modération de celui-ci ? La vengeance. Si un chrétien outrage un juif, comment doit-il le supporter, d’après l’exemple du chrétien ? En se vengeant. Je mettrai en pratique les scélératesses que vous m’apprenez ; et il y aura malheur si je ne surpasse pas mes maîtres. » (Acte III, scène 1)

On doit soupçonner qu’écrivant sa pièce, Shakespeare obéissait aux préjugés antisémites de son temps. Mais qu’au fil de la plume, lui qui devinait tout de l’âme humaine, s’aperçoit du caractère profondément tragique de la figure de Shylock et quitte son divertissement. Au fond, il y a rédemption de l’antisémite au travers de cette pièce, ce qui la rend fascinante.

Car voici, imaginons-le, la fin tragique que pouvait donner Shakespeare à son texte, jusqu'à faire du Marchand de Venise une œuvre atteignant le vertige d’Othello ou de Macbeth. Shylock, acculé, répond crânement. Il exige quand même la livre de chair. Il fait comme Don Juan qui, lucide, va pour serrer la main mortelle du Commandeur. Du sang s’écoule. Le châtiment tombe. Et en voilà à jamais.

 

[1] Lire entre autres à ce propos : Nathalie Sarthou-Lajus, Éloge de la dette, PUF, 1992.

[2] Il y a controverse sur la question de savoir si des institutions de marché accroissent ou réduisent le degré de confiance mutuelle au sein de la population. Dans la lignée du célèbre livre de Max Weber sur le capitalisme et la religion, Bohnet, Herrmann et Zeckhauser (2010) comparent par le moyen d’enquêtes les pays où le marché et les contrats de dette sont en place depuis très longtemps, la Suisse ou les États-Unis par exemple, et les pays où prédomine encore largement une finance informelle. Les premiers font montre d’un plus fort degré de confiance, sans doute par meilleure assurance d’être payés s’ils s’engagent dans des transactions. L’échange impersonnel stimulerait la confiance interpersonnelle.

 



Commentaire : Sur l'actualité financière, postés sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen

Régulièrement, nous publions sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen[1] des commentaires que nous inspire l’actualité financière. Vous en trouverez quelques-uns publiés le mois dernier dans cette rubrique :

Des fonds indiciels avec des coûts de gestion de 0 % ?

C'est ce qu'a lancé au cours de l'été Fidelity, connu pour sa gestion active, afin de limiter ses pertes d'actifs sous gestion au profit de fonds indiciels et d'ETF. Le succès du premier produit sur le marché avec des frais de gestion opposables aux investisseurs de 0 % est indéniable : son fonds actions américaines et son fonds actions non américaines ont ainsi réuni en 6 mois plus de 2 Md$, dont un quart pour le fonds international et 3/4 pour le fonds d'actions américaines, illustrant ainsi le biais domestique des investisseurs.
C'est certainement deux produits d'appel. Il faut en effet ouvrir un compte chez Fidelity pour pouvoir en bénéficier, ce qui permet au gestionnaire d'actifs de proposer d'autres produits plus rémunérateurs pour lui à ses nouveaux clients, ou désincite les actuels de partir à la concurrence. 

Outre l'effet volume nécessaire pour réduire les coûts facturés à zéro, Fidelity s'appuie sur des indices qu'il a développés, ce qui lui évite d'avoir à verser des commissions aux propriétaires d'indices comme Dow Jones ou MSCI ; et pratique le prêt de titres sur les actions que détiennent ces fonds. Le prêt de titres, au profit des vendeurs à découvert, se fait moyennement une rémunération qui revient à Fidelity. Il permet ainsi à d'autres investisseurs de parier à la baisse des cours de valeurs détenues par Fidelity. . . 

C'est le prix à payer pour avoir zéro frais. Comme on dit aux États-Unis, there is no free lunch.

L'inversion de la courbe des taux d'intérêt, ou s'amuser à se faire peur ?

Les chahuts boursiers de ces derniers jours seraient dus, selon certains, à l'inversion de la courbe des taux d'intérêt aux USA, indicateur d'une récession à venir en 2020. 
On passera d'abord sur le fait que « la bourse a prédit 9 des 5 dernières récessions » (Paul Samuelson).
On passera ensuite sur le fait que lorsque l'on regarde la courbe actuelle des taux d'intérêt américains, on a vraiment beaucoup de mal à voir une inversion (cf. le graphique publié dans la Vernimmen.com newsletter n° 116 de novembre ou le graphique de Six Swiss Exchange). Nous voyons pour notre part une courbe normale, c'est-à-dire orientée à la hausse avec les maturités croissantes. Certes le taux à 5 ans américain est devenu inférieur au taux à 3 ans, mais il faut prendre une loupe pour le voir. La différence est passée de 0,08 % début octobre à -0,02 % hier. Bref, un pivot de 0,1 % alors que le taux à 5 ans était hier de 2,76 %. Partant de l'idée que le taux d'intérêt actuel à 2 ans, par exemple, est égal à la racine carrée du produit de (1 + le taux à un an) par (1+ le taux anticipé à un an dans un an) ; une courbe normale s'explique par une anticipation de taux d'intérêt en hausse à l'avenir (le taux à un an anticipé pour dans un an est plus fort que l'actuel taux à un an) car la conjoncture économique s'améliorant, on anticipe que les banques centrales remonteront leurs taux d'intérêt en conséquence pour éviter des échauffements excessifs. Alternativement, la pentification dite « normale » de la courbe des taux peut s'expliquer par la présence de primes de risque croissantes avec l'échéance des placements pour tenir compte d'un risque naturellement plus fort à moyen et long termes qu'à court terme.
Réciproquement, quand la pente des taux d'intérêt est inversée, c'est que les investisseurs anticipent au contraire une baisse des taux pour lutter à l'avenir contre une croissance devenue anémique, nulle ou négative.
Pour voir une vraie courbe des taux inversée, regardez sur la £ ou l'€ au premier semestre 2008, chapitre 21 de votre Vernimmen.

 

[1] Que vous pouvez consulter ici pour Facebook et là pour LinkedIn.



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