La Lettre n°89 de Juillet - Août 2010

Actualités : L'analyse financière des groupes russes

234 entreprises russes étaient cotées en décembre 2009 sur la principale bourse de Moscou (MICEX) En éliminant de l’échantillon celles du secteur financier, celles ne disposant pas de 4 années de comptes et celles trop petites, on aboutit à un ensemble de 100 sociétés représentant 72 % de la capitalisation boursière moscovite (qui est d’environ 510 Md€, soit 37 % de celle d’Euronext Paris ou à peu près celle de Johannesburg).

Nous leur avons appliqué la méthodologie d’analyse financière habituelle (1). Leurs comptes agrées sont disponibles sur demande via la boite aux lettres du site www.vernimmen.net. Pour la plupart, elles clôturent leurs comptes au 31 décembre.


Création de richesse

Le chiffre d’affaires cumulé des entreprises russes de l’échantillon est de 312 Md€, soit l’équivalent du chiffre d’affaires de BP.

Les entreprises russes cotées font apparaître une très grande diversité de taille : les 20 % les plus grandes font 87 % du chiffre d’affaires cumulé, 97% du résultat d’exploitation avec des chiffres moyens de 13,6 Md€ et 2,8 Md€.

A l’inverse, les 20% les plus petites font 0,2 % de chiffre d’affaires cumulé, - 3% du résultat d’exploitation avec un chiffre d’affaires moyen de 30 M€.

La concentration est forte puisque les 3 premiers groupes, Gazprom, Lukoil et Rosneft, font 50 % du chiffre d’affaires cumulé. Elle est nettement plus forte qu’en Chine (2), en Inde (3) ou au Brésil (4).

L’énergie et les minerais constituent 87 % du chiffre d’affaires relèguant les autres secteurs à 9 % et les télécoms à 4 %. Si la Russie n’est pas une économie de matières premières !

Une autre preuve en est l’évolution du chiffre d’affaires cumulé :
• + 21 % en 2007,
• + 34 % en 2008,
mais - 10 % en 2009 à cause principalement de l’évolution du prix du pétrole. Et ceci alors même que l’inflation des prix de détail a été comprise entre 9 et 13 % / an depuis 2006.

Au total, la croissance réelle est proche de zéro et les marges, à des niveaux de départ très élevées, se dégradent nettement :

A titre de comparaison, les marges d’exploitation des groupes européens en 2009 ont été de l’ordre de 11,6 %, soit les deux tiers de celle de la Russie.

Investissements

La gestion de l’actif économique montre une nette détérioration en 2009 :

Sans surprise, compte tenu de l’évolution du chiffre d’affaires due à l’effet prix / matières premières sur la période, le chiffre d’affaires n’a progressé que de 46 % contre un doublement pour les immobilisations nettes.

Des ratios chiffre d’affaires / actif économique de l’ordre de 0,8 montrent une forte intensité capitalistique, double par exemple de celle de l’économie indienne.

Les investissements représentent en moyenne 2,5 fois la dotation aux amortissements ce qui témoigne d’un effort d’investissement dont l’importance doit être appréciée en se rappelant que l’inflation est de l’ordre de 10 % / an. Dès lors, la dotation comptable aux amortissement sous- évalue l’effort d’investissement à réaliser pour maintenir l’outil industriel en l’état.

Le besoin en fonds de roulement, qui représente environ 10 % de l’actif économique contre 90 % pour les immobilisations, est stable en jours de chiffre d’affaires et à un niveau qui n’a rien d’anormal :

Financement

L’importance des marges réalisées permet en moyenne aux groupes russes d’autofinancer la quasi-totalité de leurs investissements, si bien que le flux de trésorerie disponible après frais financiers est à peu près équilibré :

L’augmentation de l’endettement bancaire et financier sur la période reste, en moyenne globale, raisonnable et représente en 2009 1,2 fois l’EBE contre 1,6 fois pour les groupes européens. Mais on sait qu’une moyenne peut cacher des extrêmes (Rusal par exemple).

Rentabilité

Compte tenu d’un taux d’inflation sur la période de l’ordre de 10 %, la rentabilité dégagée par les groupes russes est somme toute médiocre : entre 10 et 15 % après impôt au niveau de la rentabilité économique, de 13 à 23 % après impôt pour celle des capitaux propres qui bénéficie de l’effet de levier de l’endettement.

En 2009, la rentabilité économique (10 %) est inférieure au coût du capital (11 %), ce qui explique que les capitaux propres des groupes russes ne soient valorisés qu’à 113 % de leur montant comptable (5). On est bien loin des situations brésiliennes (4 fois) ou chinoises (3 fois). A 8,5 fois les résultats nets 2009, les niveaux de valorisation des capitaux propres tiennent à l’évidence compte de marges vues comme devant continuer à baisser (ah que les oligopoles ont du bon pour les actionnaires !), d’une gouvernance pouvant être améliorée … et d’un risque politique propre à certains pays émergents.

Mais on ne peut pas dire que les sociétés russes soient manifestement surévaluées.

Merci à Moad Aberkane pour son assistance dans la compilation des données.
(1) Voir le chapitre 9 du Vernimmen 2010.
(2) Voir la Lettre Vernimmen n° 54 de janvier 2007.
(3) Voir la Lettre Vernimmen n° 72 de janvier 2009.
(4) Voir la Lettre Vernimmen n° 87 de mai 2010.

(5) Pour plus de détails, voir le chapitre 32 du Vernimmen 2010.


Tableau : Un exemple de politique de distribution : Bouygues

Le graphique qui suit est un exemple des nouveaux graphiques qui figurent dans l’édition 2011 du Vernimmen qui sera disponible en librairie le 25 août prochain.

La politique de distribution, au sens large du terme (dividendes ordinaires, dividendes extraordinaires, rachats d’actions) de Bouygues illustre bien à quoi ces trois outils servent :

 

Le dividende vise à la récurrence parce que les actionnaires l’attendent et parce que les entreprises savent combien il est coûteux de les décevoir sur ce point.

Le dividende exceptionnel, comme son nom l’indique, a vocation à redistribuer un afflux exceptionnel de cash, le plus souvent suite à la cession d’un actif important, comme chez Bouygues la cession de la Saur en 2005.

Le rachat d’actions est destiné à rendre aux actionnaires un cash flow transitoirement excessif sur plusieurs années. Son caractère temporaire, même s’il s’étend sur plusieurs années, ne permet pas pour autant d’augmenter le dividende car celui-ci pourrait ne plus être financé une fois que ce cash flow transitoire aura disparu, et comme il s’étend sur plusieurs années, son montant annuel n’est pas suffisant pour faire l’objet d’un dividende exceptionnel.



Pour plus de détails, voir le chapitre 43 du Vernimmen 2011.



Recherche : De l'intérêt de détenir du cash

Traditionnellement, la recherche en finance d’entreprise n’accorde que peu d’intérêt à la question des réserves de cash (simplement perçues comme une dette négative).

Toutefois, depuis la fin de années 1990, différents travaux ont montré que les liquidités des grandes entreprises étaient souvent très importantes : elles représentent en moyenne entre 15 et 20 % de l’actif (voire 25 à 30 % juste avant la crise aux Etats-Unis). Des niveaux en forte évolution depuis les années 1970, qui ne dépassaient alors guère les 10 %. Plus récemment, la crises et les problèmes d’accès aux capitaux qu’elle pose à également relancé l’intérêt pour la question des réserves de liquidité. Quel est l’avantage pour les entreprises d’avoir d’importantes réserves de cash. Laurent Frésard apporte une réponse inédite à cette question, en montrant qu’il s’agit d’un véritable outil stratégique dans des environnements hautement concurrentiels (1).

Laurent Frésard a étudié l’effet des réserves de cash sur la stratégie de plus de 5 000 entreprises américaines. Pour cela, il a relié les réserves de liquidité d’une firme (relativement aux niveaux moyens de celles de ses principaux concurrents) à l’évolution future de ses parts de marché.

Le chercheur s’est également intéressé au lien entre le niveau relatif des réserves de cash et la valeur boursière de l’entreprise, mesurée grâce au ration « market-to-book ».

Les données sont extraites de Compusat et portent sur une période allant de 1973 à 2006.

Changer de regard sur les réserves de cash

Pendant longtemps, des réserves de liquidités anormalement élevées étaient plutôt perçues comme néfastes. Elles étaient soupçonnées d’offrir aux dirigeants une trop grande latitude d’action, au détriment des actionnaires (2). En effet, couplées avec une gouvernance déficiente, ces réserves auraient pu être utilisées pour financer des projets qui bénéficient davantage aux dirigeants qu’aux actionnaires. Pourtant, plutôt qu’un risque, Laurent Frésard voit dans de telles réserves de cash un véritable outil stratégique. « En particulier en temps de crise, parce qu’elles n’ont pas besoin de passer par les marchés de capitaux pour se financer, les entreprises disposent de cash performent mieux que leurs concurrents.

Les réserves de cash : bien plus qu’un « coussin de précaution »

Mais ces réserves seraient-elles uniquement des « coussins de précaution » en période de crise ? Pas seulement, répond Laurent Frésard, qui explique qu’elles jouent aussi un rôle important dans la performance à long terme de la firme. Le chercheur attire notamment l’attention sur deux effets :

• Une entreprise qui dispose d’importantes réserves de cash a davantage de flexibilité en termes de stratégie. Dans un environnement très compétitif, celui lui permettrait de baisser ses prix, de proposer un meilleur service à ses clients, de recruter des talents ou d’améliorer son réseau de distribution. Ces sacrifices de court terme permettent d’asseoir une position dominante sur le marché des biens et services et d’accroître ainsi sa performance à long terme.

Par ailleurs, un effet de répulsion peut se faire sentir : la stratégie d’une entreprise peut être influencée par le niveau de réserve de liquidités de ses concurrents. Par exemple, explique Laurent Frésard, la décision d’entrer ou non sur un nouveau marché ou de lancer un nouveau produit est indéniablement influencée par la puissance de feu des concurrents potentiels.

Impact des réserves de liquidité sur les parts de marché

Laurent Frésard étudie comment les réserves de liquidités d’une firme (analysées par rapport aux niveaux moyens de ses concurrentes) affectent ses résultats en termes de part de marché. Il montre qu’en moyenne, détenir une unité de réserve de cash supplémentaire par rapport à ses principaux concurrents entraîne une augmentation de presque 3 % de la part de marché dans les deux années suivantes. Une analyse plus détaillée des résultats permet de mettre en lumière des facteurs qui augmentent cet effet stratégique :

• les problèmes de financement des concurrents : l’effet est deux à trois fois plus important quand les concurrents éprouvent des difficultés à trouver des fonds ;

• la nature de la concurrence sur le marché : plus le marché est concurrentiel (nombre d’acteurs présents grand), plus l’effet est important ;

• la proximité technologique : il montre également que l’effet est plus marqué entre des entreprises qui sont proches en termes de technologies.

Effet du cash sur la valeur de la firme

Si Laurent Frésard montre que le fait d’avoir des réserves de cash agit positivement sur les parts de marché de l’entreprise, reste à savoir comment le marché évalue cette dimension stratégique.

En effet, le chercheur rappelle que « la croissance rapide des parts de marché n’est pas nécessairement positive pour l’entreprise ». Il montre néanmoins qu’une fraction de cash supplémentaire détenue par une entreprise se traduit par une valeur boursière supérieure de 6 % à celle de ses concurrents. Un phénomène qui semble s’être amplifié récemment avec la crise financière, et qui laisse penser que les investisseurs évaluent positivement la dimension stratégique du cash.

(1) Financial Strength and Product Market Behavior: The Real Effects of Corporate Cash Holdings, Journal of Finance, juin 2010, volume 65, n° 3, pages 1097 à 112. 

(2) Pour plus de détails, voir le chapitre 39 du Vernimmen 2010.



Q&R : Comment traiter en analyse financière la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises ?

On croyait en avoir fini avec cet « impôt imbécile » (François Mitterrand) qu’était la taxe professionnelle que le gouvernement actuel a remplacé par la Contribution Economique Territoriale qui se divise entre :

• la Contribution Foncière des Entreprise (CFE) ;
• et la Cotisation sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE).

Et bien non !

Au problème économique d’un impôt qui pénalisait l’investissement (1) s’est substitué un problème d’une ampleur bien moindre mais néanmoins réelle pour l’analyste financier : comment traiter en évaluation et en analyse financière la Cotisation sur la Valeur Ajoutée des Entreprises ?

La CVAE est calculée au taux de 1,5 % dès lors que le chiffre d’affaires est supérieur à 50 M€. En deçà de 0,5 M€, le taux est nul. Entre 0,5 M€ et 50 M€ de chiffre d’affaires, le taux est progressif entre 0 % et 1,5 %.

Les normes IFRS sont peu claires sur le traitement comptable à réserver à la CVAE. Est-ce un impôt sur le résultat qui vient donc tout en bas du compte de résultat ou un élément des impôts et taxes (comme la taxe professionnelle) qui vient avant l’excédent brut d’exploitation et le résultat d’exploitation ? 

Le Conseil National de la Comptabilité, saisi du sujet, a rendu un avis qui ne fait pas avancer le débat puisqu’il laisse la possibilité aux entreprises d’adopter l’ou ou l’autre des traitements. C’est dommage.

L’enjeu financier n’est pas négligeable à une époque où les prêteurs et les évaluateurs se focalisent beaucoup sur l’EBE ou le résultat d’exploitation et moins sur le résultat net. Comptabiliser la CVAE en impôt sur le résultat améliore donc l’EBE et le résultat d’exploitation et ne peut qu’améliorer le respects des covenants des crédits (2) ou la valorisation de l’entreprise quand les prêteurs et les évaluateurs sont un peu naïfs et ne voient pas le sujet.

Une petite étude sur les entreprises du CAC 40 qui ont annoncé quel traitement elles adopteraient à partir de 2010 montre qu’elles sont 61 % à classer la CVAE en charge d’exploitation (Bouygues, EDF, Peugeot, Vallourec, etc) et 39 % à la classer en impôt sur le résultat (Accor, Cap Gemini, Danone, Michelin, Sanofi-Aventis, etc). Au niveau du SBF 120 (hors le CAC 40), la proportion est inverse : 36 % des entreprises classe la CVAE en charge d’exploitation (ADP, Biomérieux, Eiffage, Eurotunnel, M6, …) et 64 % en impôt sur le résultat (Air France, KLM, Areva, CFAO, Eurazeo, Havas, Valeo, …).

Pour notre part, nous considérons que la valeur ajoutée contribue au résultat mais qu’elle est suffisamment en amont de celui-ci pour ne pas être assimilée à un résultat avant impôt.

En effet, elle est séparée du résultat net principalement par les frais de personnel et les charges sociales, par la dotation aux amortissements et les provisions, par les frais financiers qui sont rarement des péccadilles. Rappelons que dans l’ensemble de l’économie française, la valeur ajoutée représentait en 2009 50 % de la production, alors que le résultat avant impôt n’en représentait que de l’ordre de 6 à 7 %.

Nous pensons qu’il faut appeler un chat un chat et qu’une des dérives de notre époque est d’être insuffisamment rigoureux. L’impôt sur le résultat est un impôt sur le résultat et un résultat ce n’est pas un solde à mi-chemin du compte de résultat.

On voit tout l’intérêt pour un groupe où la CVAE est significative de la transférer en impôt sur le résultat pour améliorer le montant de son résultat d’exploitation et de son EBE, ainsi que celui de ses marges en pourcentage du chiffre d’affaires. Mais à notre avis, cela ne signale pas une bonne qualité des comptes.

Dès lors, il nous parait plus raisonnable de classer la CVAE parmi les charges d’exploitation plutôt qu’avec l’impôt sur les résultats.

Quand le montant de la CVAE est significatif, ce qui n’est pas toujours le cas, nous conseillons à nos lecteurs de bien vérifier qu’elle a été inscrite en charge d’exploitation et non en impôt sur les résultats et le cas échéant de procéder au redressement nécessaire.

Ceci est d’autant plus indispensable en matière d’évaluation où il ne faudrait pas appliquer un multiple d’EBE ou de résultat d’exploitation obtenu sur des entreprises qui classent la CVAE en charge d’exploitation à l’EBE d’une entreprise qui la classe en impôt sur le résultat.

Donc comme toujours, il faut être cohérent ! C’est le meilleur conseil que l’on puisse donner …

De la même façon, en matière d’actualisation des flux de trésorerie disponibles, où souvent le taux d’impôt appliqué au résultat d’exploitation est un taux normatif ; il convient, si la CVAE est inclue dans l’impôt sur le résultat, soit de la reclasser en charge d’exploitation, soit de prendre un taux d’impôt sur le résultat majoré qui tienne compte de son impact.

Par contre, il est inutile dans le calcul du coût moyen pondéré du capital d’adopter ce taux d’impôt majoré car les frais financiers ne faisant pas partie de la valeur ajoutée ne modifient pas la CVAE.

A titre illustratif, prenons l’exemple de la Générale de Santé qui a annoncé classer la CVAE en impôt sur le résultat et non plus en charge d’exploitation comme la taxe professionnelle. Le montant concerné est de 15 M€ qui ira grossir de 6 % l’EBE 2010 estimé par les analystes (235 M€ avant reclassement de la CVAE en impôt sur résultat). Comme le groupe est valorisé sur la base de 6,6 fois son EBE 2010, l’impact en valorisation serait, en cas de myopie des investisseurs, de 100 M€, soit 15 % de la capitalisation boursière, ce qui n’est pas rien. Le classement comptable de la CVAE en impôt sur le résultat conduira à augmenter l’impôt sur le résultat de 23 à 38 M€, soit un taux apparent de 35 % à 46 %, qui doit mettre la puce à l’oreille de l’analyste !

(1) Puisque son assiette était constituée à 80 % par des investissements productifs et à 17 % par les valeurs locatives foncières.
(2) Voir le chapitre 39 du Vernimmen 2010.



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