La Lettre n°42 de Octobre 2005

Actualités : Les groupes télécoms sont-ils assez endettés ?

Notre lecteur sera peut être surpris de nous voir poser et traiter cette question qui laisse supposer qu’il puisse y avoir un optimum d’endettement. Nous ne croyons pas qu’il existe une structure financière optimale (1), c’est-à-dire un partage du financement de l’actif économique entre les capitaux propres et l’endettement qui minimise le coût du capital. Cela ne veut pas pour autant dire qu’il faille sombrer dans le nihilisme !

Il est certes irresponsable de faire le choix d’une structure financière en fonction seulement du coût des sources de financement car on en oublie alors leurs risques différents. Il n’en existe pas moins d’autres paramètres qui nous font penser que certains groupes de télécoms pourraient, sans difficulté être plus endettés qu’ils ne le sont aujourd’hui. Certes certains se sont mordus les doigts à l’éclatement de la bulle Internet d’être trop endettés (France Télécom, KPN, …), mais c’était il y a 3 / 4 ans et depuis beaucoup de choses ont changé.

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Le risque du secteur s’est réduit comme en témoigne l’évolution de la volatilité de la valeur de l’actif économique des plus grand groupes européens du secteur :

Le secteur des télécoms n’en est pas pour autant devenu un sous compartiment de celui des utilities (eau, gaz, électricité), considérées comme présentant un risque faible, car il est toujours potentiellement soumis à des mutations technologiques.

De la même façon, le taux de croissance du secteur s’est fortement ralenti avec l’arrivée à maturité de la téléphonie mobile (taux d’équipement atteint élevé), et avec la poursuite du déclin lent des recettes tirées du téléphone fixe que le sympathique développement de l’ADSL n’arrive pas, à lui tout seul, à contrecarrer.

Conséquence logique de cette évolution, les flux de trésorerie disponibles, dans l’absolu et en pourcentage du chiffre d’affaires, n’ont jamais été aussi élevés :

d’autant que des programmes vigoureux de restructuration qui avaient été mis en place en 2002 / 2003 ont produits leurs fruits au niveau des marges :

Dans ces conditions, la capacité de ces groupes à supporter un endettement plus élevé nous parait économiquement incontestable, d’autant que certains partent de bas, que cela soit en fonction de l’excédent brut d’exploitation ou des flux de trésorerie disponibles après frais financiers :

A titre d’illustration, si Vodafone utilisait intégralement son flux en trésorerie disponible après impôts (oubliant alors les dividendes), il pourrait avoir totalement éliminé son endettement fin 2007.

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Un endettement supplémentaire peut provenir de rachat de concurrents (notamment à l’international), de rachat d’actionnaires minoritaires dans des filiales, voire d’une politique de distribution / rachat d’actions au-delà des flux de trésorerie disponibles conduisant à réduire les capitaux propres.

En effet, à quoi servent les capitaux propres ? A financer naturellement, mais surtout à réduire le risque pour le prêteur et donc à le convaincre de prêter, puisque les capitaux propres, du fait de leur rôle de dernier rang, absorbent les risques les plus élevés. Quand le risque de l’actif se réduit, le besoin en capitaux propres est moins pressant ; de la même façon que lorsque la hauteur des vagues se réduit, la hauteur des digues peut être abaissée.

Les capitaux propres qui n’existent pas en quantité infinie peuvent alors être alloués à d’autres secteurs d’activité en pleine croissance et / ou plus risqués qui en ont besoin : recherche pharmaceutique, exploration pétrolière, ...

A ce titre, il ne serait pas choquant que les groupes qui ont bénéficié il y a quelques années d’injections de capitaux propres importants (France Télécom, KPN, …) les « rendent » partiellement ou totalement maintenant que leur situation est non seulement rétablie, mais aussi prospère.

C’est ce qu’ont bien compris les fonds de private equity qui, après avoir fait un LBO sur les télécoms irlandais (Eire Telecom), sont en train d’en monter un sur l’opérateur danois (TDC), sans parler de Wind où l’opérateur industriel Orascom essaie non sans difficulté de financer une grande part de son acquisition par endettement, mais on est alors loin des ratios d’endettement actuellement observés dans le secteur (avec une dette de 5,5 fois l’EBE).

Du fait de leur taille, les grands groupes télécoms sont probablement, pour quelques années encore, à l’abri de ce type de montage extrême. Faut-il pour autant s’en réjouir ? Non car la dette, dès lors qu’elle ne sature pas complètement la capacité de remboursement d’une entreprise, a une double vertu :

  • celle de mettre une pression sympathique sur le management afin de l’inciter à dégager les flux de trésorerie nécessaires pour faire face au remboursement de la dette. D’où une ardente obligation d’être rigoureux sur les coûts et attentif aux investissements dont tous ne sont pas nécessairement indispensables, surtout ceux envisagés avec le retour de flux de trésorerie disponibles largement positifs ;
    celle d’offrir une incitation positive aux dirigeants grâce à l’effet de levier sur la valeur.
     
  • Bref, on retrouve les enseignements de la théorie de l’agence (2) qui indique, de façon imagée, que les nageurs battraient plus de records dans les piscines olympiques s’ils avaient aux trousses des crocodiles ….. !

Cette mise sous pression n’est pas inutile à un moment où la concurrence dans le secteur semble s’affaiblir compte tenu des opérations de concentration observées et puisque la pression des actionnaires est relativement faible compte tenu des tailles atteintes par ces groupes.

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Pour conclure, soulignons deux idées :

  • soit les dirigeants de ces groupes considèrent qu’une partie de leurs activités s’assimilent à une rente de situation (le mobile en France par exemple) et dans ce cas leurs actionnaires ne peuvent que souhaiter qu’ils se réendetter pour mieux résister à l’inévitable pression des régulateurs sur leurs tarifs (sur le thème « je ne peux pas baisser substantiellement mes prix car sinon je ne peux plus rembourser mes dettes »),
     
  • soit ils craignent avant tout une brutale mutation technologique qui remette en cause l’existence même du métier (la voix sur IP ?), comme celle qui a frappé Polaroïd et Kodak. Dans ce cas, un niveau de dette plus élevé n’est pas indiqué même si elle constitue un aiguillon certain et même si son coût actuel est très bon : le dernier crédit syndiqué de France Télécom prévoit une marge actuarielle (3) de 14,5 points de base (0,145 %). En effet, l’expérience (et le bon sens) montrent qu’en cas de crise, dans un secteur où les structures financières sont hétérogènes, ceux qui ont les meilleures chances de survie sont ceux qui ont peu de dettes (4). N’oublions pas en effet que, même à coût bas, les dettes doivent être remboursées.
(1) Pour plus détails sur les problèmes de structure financière, voir le chapitre 37 du Vernimmen 2005.
(2) Pour plus de détails sur la théorie de l’agence, voir le chapitre 35 du Vernimmen 2005.
(3) Pour plus détails voir le chapitre 27 du Vernimmen 2005.
(4) Pour plus détails voir le chapitre 16 du Vernimmen 2005.


Tableau : Quelques statistiques sur le marché de la dette

1. Part de la dette bancaire détenue par les investisseurs institutionnels

Lorsque Eurotunnel entreprit la première restructuration de sa dette au début des années 1990, ses interlocuteurs étaient les grands groupes bancaires : Barclays, BNP, Crédit Agricole ou HSBC.

Aujourd’hui, sa situation est totalement différente puisque la plus grande partie de sa dette est détenue par des investisseurs éventuellement hedge funds. Cette évolution n’est pas limitée aux crédits difficiles comme l’illustre le graphique suivant. Aux Etats-Unis, c’est même devenu la norme :

2. Multiple moyen dette / EBE pour les LBO supérieurs à 50 M$

A fin août 2005, le volume des LBO avait déjà surpassé, à 110 Md$, celui enregistré pour toute l’année 2004 (93 Md$) et était plus du double de celui de 2003 (47 Md$).

On connaît l’abondance de la liquidité pour les fonds de LBO (1) et les banques (2). 2005 pourrait donc voir le ratio dette financière et bancaire / EBE se rapprocher du record de 1997 : 5,9 :


En juillet dernier, Sungard est parti à 7 fois l’EBE et Neiman Marcus à 6,5 fois il y a 15 jours.

(1) Pour plus de détails, voir la Lettre Vernimmen.net n° 13 d’octobre 2002.
(2) Pour plus de détails, voir la Lettre Vernimmen.net n° 30 de juillet 2004.


Recherche : L’horizon de temps des investisseurs

Il n’est pas rare de nos jours de voir les dirigeants d’entreprise américains et européens montrer du doigt les marchés financiers, accusés d’exercer une pression court-termiste les conduisant à favoriser des investissements dont les retours sont à court terme au détriment de projets davantage créateurs de valeur, mais nécessitant un horizon d’investissement plus long.

Cette critique n’est pas nouvelle. Dans les années 1980, déjà, elle avait été relayée par les chercheurs en finance. Aujourd’hui, on pense, en lien direct avec l’actualité, aux hedge funds dont l’horizon d’investissement est assez souvent limité.

Qu’en est-il, dans la pratique, de ce lien entre l’horizon d’investissement des actionnaires d’une entreprise et la politique d’investissement de cette même entreprise ? S’il est difficile de répondre à cette question de manière générale, trois chercheurs étudient l’impact de l’horizon d’investissement des actionnaires sur les opérations de fusion / acquisition des entreprises américaines (1).

D’un point de vue théorique, l’horizon d’investissement des actionnaires institutionnels devrait influencer les actions des dirigeants à travers deux canaux distincts :

  • Premièrement, les dirigeants d’entreprise vont être plus surveillés par des actionnaires institutionnels ayant un horizon d’investissement long. Leurs incitations à exercer un contrôle sur les choix des dirigeants se trouve renforcé par les bénéfices qu’ils peuvent en tirer sur une plus longue période de détention dans leur portefeuille. Le pouvoir discrétionnaire des dirigeants devrait donc se trouver amoindri par un long horizon d’investissement, et les traditionnels problèmes d’agence (2) devraient être atténués. Les dirigeants d’entreprises devraient donc être moins enclins à tenter de retirer des bénéfices privés de leur fonction, notamment à travers la réalisation d’acquisitions destructrices de valeur qui leur permettent de se construire un « empire » ;
     
  • Deuxièmement, les actionnaires ayant un horizon d’investissement long disposent d’un pouvoir de négociation plus élevé : ils peuvent donc s’approprier une plus grande part de la valeur économique créée par l’acquéreur au moment de la négociation de la valeur de vente . En effet, à moins d’obtenir un paiement élevé, ces actionnaires n’ont pas intérêt à apporter leurs actions à l’opération, dans la mesure où ils peuvent bénéficier, à long terme, en conservant leurs titres, des améliorations de la performance suite à l’acquisition.

L’équipe de chercheurs se base sur des données américaines couvrant la période 1980-1999. La classification des actionnaires institutionnels en fonction de leur horizon d’investissement est définie par le niveau de rotation de leur portefeuille d’actifs. Si un investisseur institutionnel renouvelle une grande proportion de son portefeuille dans le temps, il sera classé comme ayant un horizon d’investissement à court terme. Dans le cas contraire, il sera classé comme un actionnaire de long terme. Par la suite, les chercheurs déterminent le comportement des entreprises face aux opérations de fusion / acquisition en tant qu’acquéreur ou cible, et ce en fonction du type d’actionnariat qui domine.

Leurs résultats confirment les hypothèses théoriques présentées plus haut :

  • Les entreprises cibles d’une opération d’acquisition ayant un actionnariat institutionnel de court terme bénéficient d’une prime d’acquisition plus faible que les entreprises ayant des actionnaires de long terme. Cette observation est cohérente avec les deux interprétations présentées plus haut. Les actionnaires de court terme ont un pouvoir de négociation plus faible avec l’acquéreur que des actionnaires de long terme. D’autre part, les dirigeants des entreprises cibles sont contrôlés moins étroitement par leurs actionnaires de court terme. Ils ont donc davantage de liberté dans la négociation avec l’acquéreur de leur entreprise. Leur intérêt personnel ne sera pas nécessairement de faire bénéficier leurs actionnaires d’une prime d’acquisition importante, mais de s’assurer qu’eux-même bénéficient de bénéfices privés importants (par ex. golden parachute conséquent, position avantageuse dans la nouvelle entité créée ou chez l’acquéreur). D’où l’observation de primes d’acquisition relativement plus faibles ;
     
  • les entreprises acquéreuses à actionnariat de court terme ont une plus forte rentabilité négative anormale que les acquéreurs ayant un actionnariat de long terme. Elles semblent donc se lancer dans des opérations de fusion / acquisition qui sont perçues par les marchés financiers comme davantage destructrices de valeur. Cette observation est cohérente avec l’hypothèse d’un contrôle moins important des choix des dirigeants par leur actionnariat de court terme, d’où, encore une fois, une plus grande marge de manœuvre managériale, et des choix d’investissement contraires aux intérêts des actionnaires ;
     
  • les actionnaires de court terme augmentent la probabilité de réalisation d’une opération de fusion / acquisition. Les entreprises ayant un actionnariat de court terme ont une plus forte chance d’être une cible et un acquéreur ;
     
  • les entreprises à actionnariat de court terme ayant effectué une acquisition réalisent une sous-performance de long terme plus importante que les entreprises à actionnariat de long terme. Encore une fois, cette observation est cohérente avec l’hypothèse que les actionnaires de court terme exercent un contrôle moins strict de leurs dirigeants, et qu’ils les laissent prendre des décisions plus défavorables aux actionnaires que lorsque des actionnaires de long terme exercent un meilleur contrôle sur leurs dirigeants, pression qui bénéficie à l’ensemble des actionnaires.

La structure actionnariale semble jouer un rôle important dans le cadre des opérations de fusion-acquisition. Un actionnariat de long-terme discipline les dirigeants d’entreprises cibles dans la négociation de la cession, mais aussi les dirigeants d’entreprises acquéreuses dans le choix de leur cibles. Dans tous les cas, les actionnaires ayant un horizon d’investissement de long terme semblent créer de la valeur actionnariale dans le cadre des opérations de fusion / acquisition.

Si l’on est prêt à accepter que ce qui est visible dans le cadre restrictif des fusion / acquisition s’applique à un cadre plus large, on peut comprendre l’importance accordé par les praticiens de la finance au choix de la structure actionnariale d’une entreprise lors de son introduction en bourse (3). Constituer un actionnariat de long terme permettrait d’augmenter la valeur de l’entreprise en limitant les problèmes d’agence.

(1) José-Miguel Gaspar, Massimo Massa, Pedro Matos, Avril 2005, “Shareholder Investment Horizons and Market for Corporate Control”, Journal of Financial Economics, page 135 à 165.
(2) Pour plus de détails voir le chapitre 32 du Vernimmen 2005.
(3) Pour plus de détails voir le chapitre 31 du Vernimmen 2005.


Q&R : Comment choisir le sens d’une fusion ?

Plusieurs facteurs sont à prendre en compte :

  • Jusqu’à peu, le paramètre fiscal était prédominant dans le choix du sens d’une fusion. En effet, la société absorbée perdrait ses reports fiscaux déficitaires alors que la société absorbante les gardaient.

    Depuis quelques semestres, l’administration fiscale a assoupli sa position. Il est dorénavant possible dans une fusion de garder le bénéfice des reports fiscaux déficitaires de la société absorbée à condition que la fusion ne soit pas justifiée uniquement par des raisons fiscales.

    Dès lors, l’argument fiscal a perdu beaucoup de sa valeur pour expliquer le sens des fusions.

  • Il existe un argument lié à la cotation car dans une fusion avec une société non cotée, c’est plutôt la société cotée qui sera l’absorbante afin de simplifier le processus administratif et d’éviter un échange d’actions pour les milliers ou les dizaines de milliers, voire les centaines de milliers d’actionnaires de la société cotée. C’est ainsi que L’Oréal, groupe coté, a absorbé en avril 2004 sa maison mère à 53 % Gesparal qui était non cotée, et non l’inverse.
     
  • Il y a aussi des raisons psychologiques car parfois, certains souhaitent garder le nom ou la structure d’une entité qui existe depuis longtemps et à laquelle ils sont sentimentalement attachés. C’est donc cette structure qui est choisie pour être la société absorbante.

    Par ailleurs, certains dirigeants ont le sentiment qu’ils seront mieux placés dans le nouvel organigramme si leur société est l’absorbante plutôt que l’absorbée. D’autres voudront symboliquement marquer où se trouve le pouvoir.

  • Il peut y avoir aussi des considérations comptables. En France, en comptes sociaux, les comptes de la société absorbée sont réévalués quand à l’issue de la fusion, ce ne sont pas ses actionnaires qui prennent le contrôle de la nouvelle entité. Sinon l’opération est comptabilisée en valeur comptable (1).  
     
  • Il y a naturellement des considérations juridiques quand certains contrats passés par la société absorbante prévoient une clause de changement de contrôle, par exemple dans le secteur des concessions ou pour des contrats de prêts qui peuvent alors devenir immédiatement exigibles. C’est ainsi que TF1 a pu prendre le contrôle intégral d’Eurosport après l’absorption de son partenaire Canal + par Vivendi Universal.
     
  • Enfin, certains sont attachés au fétichisme du BPA et préfèrent que la société absorbante soit celle avec le PER le plus élevé afin d’afficher après l’opération une relution du BPA. Nos lecteurs fidèles savent toute la circonspection avec laquelle nous traitons ce critère (2).
(1) Pour plus de détails, voir la Lettre Vernimment.net n°32 d’octobre 2004.
(2) Pour plus de détails, voir le chapitre 33 du Vernimmen 2005.


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