La Lettre n°217 de Mai-juin 2024
Actualités : Deux outils financiers au service de la transition énergétique
Le 23 janvier nous avons organisée une table ronde consacrée aux innovations financières de la transition énergétique avec François Meunier sur la facturation carbone et Yann Leriche, DG, et Géraldine Périchon, directrice financière de GetLink sur la marge décarbonée publiée pour la première fois par ce groupe en 2023.
Pour ceux d’entre vous qui n’ont pas pu y assister, vous une retranscription des échanges.
François est-ce que tu peux nous parler de la facturation carbone et le l'idée que vous avez mis en avant avec quelques camarades ?
Quelques camarades, certes, mais c'est plus qu’un écho puisqu’il raisonne aux États-Unis, en Angleterre et en Allemagne. Il y a prochainement un colloque de la Bundesbank au titre de la stabilité financière qui s'intéresse à la mesure carbone et donc au moyen de la comptabiliser.
En deux mots, c'est très facile. Tout le monde est conscient qu'il faut mesurer le carbone. On ne pourra pas gérer sans une connaissance des chiffres. Aujourd’hui, pour beaucoup d'entreprises, ça va être une obligation à partir de 2025. Aux États-Unis, les groupes du S&P 500 calculent maintenant des bilans carbone, c'est-à-dire qu’ils ont leurs intrant, leurs input, leurs achats intermédiaires, mettent un chiffre de contenu carbone de la production direct et indirect, c'est-à-dire scope 1, scope 2 et scope 3 et en font la somme et obtiennent ainsi le bilan carbone.
La comptabilité carbone renverse cette logique, ce n'est pas à l'acheteur d'aller chercher ces chiffres, c'est aux fournisseurs de les fournir ; et quand on est sur cette logique, tout s'inverse, le fournisseur donne à son acheteur une information précieuse : les contenus carbones des intrants achetés ; et réciproquement l'acheteur en aval restitue cette information à ses propres clients et on a donc tout un système de cascade. Il faut noter qu'il ressemble étonnement à la TVA puisque la TVA est déclarée par le fournisseur, elle est payée par l'acheteur qui se rembourse sur son propre acheteur etc… On a donc progressivement une information carbone qui va tout le long des chaînes de valeur jusqu'au consommateur final.
Le principe est extrêmement simple, ce que nous ajoutons à ça c'est deux choses évidemment :
- la meilleure manière de passer l'information c'est via la facture, et demain vous le savez la facture sera électronique ;
- il y a quand même un travail par rapport à la situation présente de l'entreprise consistant à faire la comptabilité matière, c'est-à-dire de répercuter le contenu carbone de ses intrants sur ses produits, sur ses propres produits ; il y a donc un travail des contrôleurs de gestion.
Voilà le principe, pas plus difficile que ça. C’est la mise en œuvre qui sera effectivement peut-être plus compliquée[1].
Yann, une présentation de l’EBE décarboné ?
On l'appelle la marge décarbonée, mais c'est bien un EBE décarboné ou EBITDA décarboné qui consiste tout simplement à prendre l’EBE classique du groupe Getlink, auquel on enlève une facture virtuelle.
A ce stade, on le calcule de la façon suivante : on prend nos émissions de gaz à effet de serre, donc CO2 et gaz équivalents, on applique un coût unitaire à la tonne de CO2, on a choisi 197 € la tonne pour la première année, basé sur les travaux de l'agence américaine de l'environnement (actualisé tous les ans). On enlève cette facture virtuelle à notre EBE pour calculer un EBE décarboné.
Il nous sert à comprendre si le jour où on aura effectivement à payer notre facture carbone cette facture sera soutenable ou pas pour l'entreprise. La facturation effective du carbone est en train de se mettre en œuvre au niveau européen avec la mise en œuvre du principe du pollueur payeur, le carbone étant considéré comme une externalité négative, les marchés et d'autres sont en train de mettre un prix sur le carbone. C’est une question stratégique. Si, en faisant ce calcul, on arrive à un EBE négatif ça veut dire que notre business model pose problème, et est à risque le jour où le carbone est facturé. Si l’EBE reste positif, mais très très légèrement positif, cela met aussi en péril le futur et cela pose des questions. Si au contraire l’EBE reste assez proche de l’EBE classique financier, ça montre qu'on est un acteur armé pour affronter la transition énergétique.
Il se trouve que chez Getlink nous sommes relativement chanceux, nos métiers sont assez verts. Notre principale activité c'est le tunnel sous la Manche, ce sont des trains électriques, nous avons un câble électrique également et d'autres activités de fret ailleurs en Europe. Notre marge décarbonée n'est que 3 % inférieure à notre EBE financier.
François, tu nous parlais d'un effet de chaîne avec chaque acteur qui vient donner au suivant la facture carbone ou le montant de carbone qu'il génère. Comment amorcer cette chaîne ? Ça semble bien compliqué.
Tout se fait sur la durée évidemment, la bascule ne peut pas se faire en un temps.
D'abord il faut savoir qu'il y a des grands fournisseurs de d'énergie, donc généralement de gaz à effet de serre, de CO2 etc… un EDF, un Engie etc… Ce sont 0,05 % des entreprises qui émettent à proprement parler la majorité du carbone. Donc celles-ci auraient prioritairement la tâche d'informer leurs clients sur le contenu carbone de ce qu'elles vont leur livrer.
La deuxième chose c'est avoir la discipline pour les entreprises qui déjà sont dans une problématique bilan carbone, comme Getlink, de proposer un cost accounting et donc de passer en aval l’information.
Puis très très loin après, eh bien il y aura une voiture balai réglementaire.
Pour les PME les choses sont plus difficiles, bien évidemment, mais il faut savoir qu’en général, elles achètent aux grands groupes. Il est donc plus simple pour elle de faire leur bilan carbone, d’avoir cette information préparée de la part des fournisseurs.
Dernier point qui est plus technique c'est qu'on s'aperçoit qu'en réalité il n’est pas nécessaire d’avoir l'intégralité des contenus carbones, des empreintes, il suffit d'en avoir certaines, et le système converge naturellement vers les vraies estimations carbone.
Vous voyez l'enjeu, au lieu d'avoir simplement les empreintes carbone des entreprises, on est capable de descendre à la maille produit, c'est-à-dire d'avoir les empreintes carbones, directes et indirectes, des biens et services de l'économie. La logique est renversée. C'est une pression qui est exercée sur le fournisseur, c'est le fournisseur qui fournit le prix, la documentation technique, et bien le fournisseur qui doit à terme fournir le contenu en carbone. On va arriver à un étiquetage de chaque produit en carbone. Est-ce qu'une bouteille en plastique est plus carbonée qu’une bouteille en verre ?
Un gros poids va peser sur les grands distributeurs parce qu'eux-mêmes consomment et donc ça ne peut pas être le producteur qui met le contenu carbone sur l’étiquette. Il doit être affiché par le distributeur, donc il y a une énorme charge qui pèsera certainement sur les grands distributeurs.
Comment fait-on converger des objectifs de réduction du carbone et des objectifs financiers ? Parce que les deux ne sont pas mélangés dans ta comptabilité.
Je trouve que la grande force de la marge décarbonée, c'est de réunir en un seul indicateur, l'optimisation profit en euro classique et l'optimisation carbone. Il faut faire les deux évidemment.
On est dans un univers un peu fictif puisque ce n’est pas une taxe carbone, c'est une taxe carbone fictive, ça ne mord pas sur le porte-monnaie et donc l'entreprise n'a pas à ajuster ses prix de vente. On est dans un îlot d'entreprises écologistes plutôt que dans un univers écologiste. Donc ça n'est qu'un premier tour.
C'est vrai qu’il y a une dynamique double dans la comptabilité carbone. C’est-à-dire que l'entreprise doit évidemment maximiser son profit, mais doit aussi réduire sa charge carbone et le fait d'avoir ces deux leviers à disposition change un peu l'attitude. Ça n'est pas simplement un directeur financier qui s'occupe de la rentabilité de l'entreprise, ce sont beaucoup d'équipes au sein de l'entreprise, la direction des achats, la direction des ventes, la direction de la production qui, à chaque niveau, , disent, presque avec une mobilisation morale, « Ah j'achète ceci, et bien voyons quel est le bilan carbone de ceci. Je vends cela, est-ce que cette offre-là est optimum du point de vue carbone ?»
Géraldine, qu’est-ce qui vous a conduit chez Getlink à mettre en place cet outil de de marche décarboné ?
Plusieurs choses. C’était abord donner un indicateur un peu visible qui met en avant l’effort. Mettre en avant le fait que nous sommes prêts pour la transition et que l'on a un outil de transition en s’appuyant sur un outil très connus des investisseurs comme l'EBE. Ça porte un message très fort et d'ailleurs on a tout de suite un écho très significatif. L'objectif de la marge décarbonée c'est de montrer à quel point une entreprise est capable de supporter la transition écologique. C'est pour ça qu’on a pris en compte un prix du carbone qui est un prix issu d'une étude qui va évoluer tous les ans, plutôt à la hausse et qui n'est pas le prix du marché du carbone trop volatil.
L'objectif c'est bien d'illustrer cette capacité de résistance, de préparation. C'est aussi une façon de prendre un peu le contrepied des agences ESG qui n’ont pas toujours une façon très nette de mesurer ce type de démarche
La marge décarbonée est-elle un outil de communication avant tout, est-ce un outil de gestion interne pour l'entreprise ou les deux ?
C'est évidemment un outil de communication. On a envie de faire savoir que l’on est engagés, et on voit bien que les jeunes générations nous posent plein de questions sur ce sujet-là et ont envie de nous rejoindre notamment parce qu'on fait des efforts sur le carbone.
On fait des efforts réels et d'ailleurs on a décidé d'aller beaucoup plus loin et d'être ambitieux en la matière en faisant de cet outil un véritable outil de pilotage en interne. Quand on a trop d'indicateurs, finalement on ne sait pas ce qu'on optimise, ce qui finit par être un problème. L'avantage de la marge décarbonée, c'est qu'une fois qu'on a intégré le coût du carbone à la finance, on se retrouve avec un indicateur.
Aujourd'hui c'est un indicateur avancé car on ne paye pas effectivement notre facture carbone, c'est une facture virtuelle. Mais ce prix du carbone va nous arriver dessus un jour ou l'autre. On n'est pas encore dedans, mais on le sera un jour. Donc il est important tout de suite de nous poser la question : Est-ce qu'on est prêt ?
Le risque dans le ferroviaire est que l’on investit pour des durées extrêmement longues, quand on achète un train, c'est pour 40 ou 50 ans. Une chose très concrète aujourd'hui c’est de choisir entre un train classique diesel, un train électrique, un train hydrogène ou d'autres technologies. On peut se poser la question de l’achat d’un train diesel aujourd'hui, mais pour une ligne qui n’est pas électrifiée, on ne peut pas acheter un train électrique et le train à hydrogène n’est pas forcément prêt… Donc on est obligé de se poser la question tout de suite de quel va être le coût du carbone demain, de faire les meilleures estimations pour déterminer comment dépenser la bonne somme d'argent aujourd'hui pour ne pas se retrouver à détenir des actifs échoués demain parce qu’on émettra trop de carbone ; ou à l'inverse ne pas investir trop d'argent aujourd'hui pour quelque chose qui ne servira pas demain et qui va impacter notre activité. La difficulté est que le coût de référence du carbone de demain, on ne le connaît pas. Nous avons pris une hypothèse, nous ne savons pas si elle est la bonne, nous avons retenu 197 € de la tonne quand nous nous sommes lancés. Il faut avoir une vision, tout comme la banque centrale européenne vise un niveau d'inflation donné. Dans le domaine du carbone, on ne sait pas bien, le marché est décorrélé de toutes les études socio-économiques de la valeur du carbone. On pense qu’il faut continuer à se baser sur les études économiques, et non pas sur des marchés fluctuants, notamment parce que l'Europe a décidé de réduire ses émissions de CO2 de 55 % en 2030, et pour y arriver, il faut un certain prix du carbone que l’on peut bien estimer.
Mais ce n'est pas unanime. Je crois d’ailleurs que vous avez participé à un rapport sur le coût du carbone retenu au sein des entreprises et la fourchette est assez large.
Effectivement avec l’Institut Montaigne nous avons piloté une analyse sur le prix interne du carbone[2], nous avons interrogé, il y a 18 mois maintenant, 2 000 entreprises françaises et le produit carbone interne était de mémoire entre 30 et 150 €. Nous sommes donc plutôt un peu au-dessus. Quand vous regardez d'autres rapports, certains disaient 70 à 80 € la tonne, d’autres 500 ou 600 € la tonne en 2030… Savoir calculer le bon prix de la tonne de CO2 est un enjeu de compétitivité. Si on a les mauvaises anticipations, on risque de se retrouver dans les domaines de l'industrie lourde avec des actifs que l'on n’aurait pas achetés au bon prix, ou qui, demain, vont impacter durablement.
Il y a plusieurs méthodes qui ont été mises en avant par des entreprises pour prendre en compte leur externalité carbone. Danone avec la croissance du BPA décarboné, Kering avec une ambition plus large avec un compte de résultat environnemental. Est-ce que vous avez connaissance d'autres initiatives ?
La démarche de Kering est intéressante, mais ses difficultés principales sont d'avoir un suivi dans le temps de qualité et une façon de piloter qui soit assez simple. Quand vous commencez par exemple à mélanger les externalités (l'eau, les déchets, et d'autres) et que vous avez 5 ou 10 paramètres par pays, ça devient difficile de se fixer des trajectoires. C'est l'inverse de ce que nous essayons de faire, c'est-à-dire de se focaliser sur un indicateur et une trajectoire qui permet d'aligner l'intégralité de l'organisation sur un objectif.
On a vu que c'était assez compliqué d'avoir une permanence des méthodes. Danone a arrêté sa communication sur la croissance du BPA carboné ou décarboné. Longue vie à la marge décarboné de Getlink, en espérant que cet indicateur soit, pourquoi pas, repris par d'autres. Je sais que vous n’avez pas une volonté d'évangélisation avec votre indicateur, mais pour les financiers, avoir au moins une tendance sur les indicateurs utilisés, serait très utile pour évaluer les entreprises.
[1] Pour approfondir la comptabilité carbone, voir l’article de François Meunier dans La lettre Vernimmen.net n° 200 de juillet 2022, pages 8 à 12.
Tableau : Le montant médian des levées de fonds par les jeunes pousses européennes
Elles sont bien sûr orientées à la baisse, avec le retournement des valorisations dû à la hausse rapide des taux d’intérêt depuis le début 2022. L’impact est d’autant plus fort que l’entreprise est mature (dernière levée avec un fonds de capital-risque). L’innovation pure semble pour l’instant moins atteinte et les business-angels, pour les plus fortunés d’entre eux, ne baissent pas les bras et semblent même capables de repousser dans le temps la première levée avec un fonds d’investissement professionnel.
Recherche : Une évaluation mondiale de la prime carbone
Avec la collaboration de Simon Gueguen, enseignant-chercheur à CY Cergy Paris Université
Les dégâts causés par le réchauffement climatique aujourd’hui et surtout à long terme constituent une source d’inquiétude légitime qui implique des décisions politiques. Près de 200 pays ont signé les Accords de Paris en 2015, et plus de 100 d’entre eux se sont engagés à viser la neutralité carbone dans les décennies à venir. La vitesse de la transition et la nature des décisions prises sont difficiles à anticiper. Pour autant, en matière économique, la tendance est à la mise en place progressive de règles pénalisant l’usage d’énergies fossiles. La finance anticipant l’économie, ces perspectives affectent dès à présent les entreprises polluantes. Ces dernières subiront un coût lié à la transition, et ce coût anticipé se reflète dans une décote sur le prix de leurs capitaux propres. De manière équivalente, ces entreprises doivent fournir à leurs actionnaires une rentabilité immédiate supérieure, appelée prime carbone, qui compense les conséquences incertaines de la transition. Cette prime a déjà été mesurée dans des études académiques. Celle que nous présentons ici[1] présente une particularité : la taille de son échantillon. Il est constitué de 14 400 entreprises cotées dans 77 pays.
Le premier résultat de l’étude est que la prime carbone est présente et significative dans la totalité des pays de l’échantillon. L’ordre de grandeur est facile à mémoriser : environ un point de pourcentage de prime pour un écart-type de variation du taux d’émission du groupe. Les écarts entre pays sont relativement faibles. En comparant les deux plus gros émetteurs de carbone, la Chine et les États-Unis, les auteurs mesurent 1,18 % pour le premier et 0,95 % pour le second. Le fait que la prime soit légèrement supérieure en Chine peut surprendre ; ce résultat montre que la préoccupation affichée par les institutionnels pour les émissions de carbone (plus forte aux États-Unis) ne se traduit pas par une prime plus élevée. De même, la consommation énergétique n’affecte pas le niveau de la prime (seule la production compte).
L’étude vérifie que cette rentabilité supérieure liée à la prime carbone correspond bien à une valorisation plus faible. Sur l’ensemble de l’échantillon et après prise en compte des différences entre pays et secteurs, le ratio montant des capitaux propres au bilan / valeur des capitaux propres (capitalisation boursières) est plus élevé de 13,2 % pour un écart-type d’émission supplémentaire. Si l’on préfère, le ratio inverse, c’est-à-dire le PBR, est plus faible, toutes choses égales par ailleurs, pour les entreprises qui émettent davantage.
Finalement, la prime touche tous les secteurs de l’économie, pas seulement ceux associés aux plus hauts niveaux d’émission. Elle tient compte à la fois des émissions directes et des émissions indirectes, c’est-à-dire celles des clients et des fournisseurs. Les auteurs soulignent ainsi que le marché est capable d’identifier les émissions de carbone sur toute la chaîne de valeur et ne se contente par de données spécifiques à l’entreprise. Aussi, ils montrent que la variation dans l’évolution du taux d’émission (donc la variation de la variation) se traduit aussi dans le niveau de la prime. C’est la raison pour laquelle la prime d’émission peut être faible pour des entreprises encore polluantes par rapport à leur secteur, mais qui jouent le jeu de la transition.
Selon les auteurs, les résultats suggèrent que le marché joue un rôle important dans les incitations à la transition. Si les États rencontrent des difficultés à se coordonner pour mettre en place une taxe carbone en raison d’intérêts divergents et de problèmes de concurrence, le marché intègre dans les prix des titres (donc dans le coût des capitaux propres) au moins une partie du coût de la transition, et il le fait en prenant en compte l’ensemble de la chaîne de valeur. Les difficultés à tenir les engagements de convergence vers la neutralité carbone depuis les accords de Paris laissent supposer une croissance des coûts de la transition. Pour cette raison, les auteurs pensent que la prime carbone observée sur les marchés actions devrait augmenter dans les années qui viennent.
Notons enfin que, comme beaucoup de travaux sur ce sujet en finance, seule la pollution liée au carbone est prise en compte. D’autres sources de pollution mériteraient un travail équivalent, mais elles sont généralement plus difficiles à mesurer par le marché… et par les chercheurs.
[1] P. Bolton et M. Kacperczyk, « Global pricing of carbon-transition risk », Journal of Finance, vol. 78-6, 2023, pages 3677 à 3754
Q&R : Faut-il prendre en compte les pertes passées pour calculer les rentabilités ?
Oui pour la rentabilité des capitaux propres. En effet, ce n’est pas parce qu’en toute légalité comptable des pans entiers des capitaux propres, apportés par les actionnaires ou laissés à la disposition de l’entreprise (bénéfices non versés en dividendes), ont disparu du bilan que les actionnaires n’attendent pas sur eux un taux de rentabilité normal. Cela dit, ce calcul est rarement fait, surtout si les pertes sont anciennes.
Nous connaissons ainsi une société qui affiche une rentabilité 2023 de ses capitaux propres de 56 %, ce qui fait évidemment se poser des questions, même avec un effet de levier. Cette entreprise a perdu 54 % de ses capitaux propres actuels en 2020 et 2021. Une fois corrigée de ces pertes la rentabilité des capitaux propres tombe à 36 %, ce qui est déjà très bien, même avec un effet de levier !
Cela dépend pour la rentabilité économique de la nature des pertes. Si les pertes ont été entraînées par des dépréciations massives des stocks ou du goodwill, alors ceux-ci doivent être redressés pour calculer la rentabilité économique, en les ajoutant au BFR et aux immobilisations (c’est-à-dire l’actif économique qui constituent le dénominateur de cette rentabilité). Dans le cas contraire de pertes ayant in fine un impact cash, celles-ci vont réduire les disponibilités, et donc augmenter l’endettement net pour le même montant qu’elles réduisent les capitaux propres. Dans ce cas, il n’est pas besoin pour le calcul de la rentabilité économique de corriger les capitaux propres, car cela reviendrait à compte deux fois la même chose (par la hausse de l’endettement net et par la correction des capitaux propres).
Commentaire : Sur l'actualité financière, postés sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen
Régulièrement, nous publions sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen[1] des commentaires que nous inspire l’actualité financière. En voici quelques-uns :
Kering et les prix de l'immobilier milanais (6 avril)
Kering aurait-il dû s’abstenir d’acquérir pour 1,3 Md € un magnifique immeuble à Milan, Via Montenapoleone, l’avenue Montaigne ou le New Bond Street milanais ? Certes le prix de ces 11 800 m2 est de 110 000 € le m2 (sic), mais le rendement correspond apparemment à un rendement de marché à 3,85 % dans la seconde ville la plus chère du monde, au moins pour le commerce de luxe. C’est la thèse du Financial Times qui estime que la rentabilité de cet investissement sera loin d’égaler la rentabilité économique du groupe, de 11,7 % en 2023 (goodwill inclus).
Malgré toute la sympathie que j'ai pour le quotidien d’origine britannique, le raisonnement qu’il expose ne tient pas la route d’un point de vue financier. En effet, considérer qu’un investissement est mauvais à chaque fois qu’il rapporte moins que la rentabilité dégagée par l’entreprise est un sophisme, c’est-à-dire un raisonnement erroné qui a l’air juste. Il ne convient pas de rapporter la rentabilité prospective d’un investissement à la rentabilité comptable dégagée actuellement par l’entreprise, mais au coût du capital de cet investissement. En effet, si vous avez une rentabilité économique de 20 % et un coût du capital de 8 %, tout investissement rapportant du 12 % réduira la rentabilité comptable dégagée qui s’établira alors entre 12 et 20 % ; mais sera néanmoins créateur de valeur si les prévisions effectuées s'avèrent justes, car rapportant plus (12 %) que son coût du capital (8 %).
Le second piège à éviter serait de comparer la rentabilité de cet investissement immobilier (un peu moins de 4 %) au coût du capital de Kering (environ 8,5 %). Ce ne serait pertinent que si le risque de cet immeuble était identique à celui du reste des activités de Kering. Or on sait tous que le coût du capital d’une société foncière est bien inférieur à 8,5 % en raison d’un risque bien moindre que celui d’une activité industrielle, fût-elle du secteur du luxe. Avec un taux de rendement en ligne avec celui du marché pour cette acquisition milanaise, il ne saute pas aux yeux que cet immeuble ait été surpayé.
Ensuite, il est vrai que les prix de l’immobilier à Milan sont particulièrement élevés, ce qui explique pourquoi depuis des années mes étudiants italiens à HEC me disent qu’ils ne veulent pas aller travailler dans la capitale économique de la Botte, car les salaires des jeunes diplômés y sont nettement plus bas qu’à Paris. Et comme ceci dure depuis longtemps, vous avez ainsi l’une des raisons qui font qu’aujourd’hui les 20 premières capitalisations italiennes ne totalisent que 431 Md € contre 5 fois plus pour les 20 premières capitalisations boursières françaises (2 148 Md €) pour une population à peu près similaire. Quand un pays perd ses jeunes les mieux formés et les plus agiles, l’économie ne peut qu’en souffrir. Félicitons-nous que sur les Champs-Élysées, les prix ne dépassent pas les 50 000 € du mètre carré !
L'étrange comptabilité des plus-values sur cession partielle des filiales consolidées (13 avril).
La semaine passée, Wendel a cédé en Bourse pour 1,1 Md€ 9 % du capital de Bureau Veritas, réduisant sa participation de contrôle de 51 % à 42 % des droits de vote. La plus-value dégagée a été de 800 M €, sans qu'elle n'apparaisse au compte de résultat consolidé, ce qui heurte un peu le sens commun.
Ce faisant, Wendel ne fait que suivre les principes comptables IFRS, et qui prévoient que tant que l’actionnaire de contrôle le reste, les plus-values dégagées par des cessions de blocs n’apparaissent pas au compte de résultat consolidé. En effet, dans cette logique d’une poursuite de la consolidation par intégration globale, tous les actifs et les passifs de Bureau Veritas restent consolidés dans le groupe Wendel, seules la part des intérêts minoritaires et celle du groupe Wendel dans le résultat et dans les capitaux propres sont affectées. Le seul changement dans le bilan consolidé de Wendel est l’apparition de 1 100 M € de cash dont la contrepartie pour respecter l’équilibre bilantiel est un ajustement (accroissement) de 1 100 M € des capitaux propres, sans que la plus-value de 800 M € ne passe en résultat ou en résultat global (OCI).
Si les règles comptables considéraient que la plus-value de 800 M € devrait apparaître, il suffirait alors de la faire passer en tant que telle au compte de résultat et de n’ajuster les capitaux hors résultat que de 300 M €.
Lorsque Wendel, en cédant un nouveau bloc, tombera en dessous d’un seuil de droit de vote ne lui assurant plus le contrôle de Bureau Veritas, la plus-value sur ce bloc apparaîtra alors au compte de résultat, ainsi que la totalité de la plus-value latente sur sa participation résiduelle. Cette dernière sera inscrite dans les comptes consolidés de Wendel sur la base de sa valeur de marché du moment avec le passage d’une consolidation par intégration globale à une consolidation par mise en équivalence. Et les fluctuations de la valeur de cette participation pourront alors apparaître chaque année au compte de résultat (c'est une option).
On a donc cette situation qui échappe au sens commun d’une plus-value concrétisée la semaine passée qui n’apparaît pas au compte de résultat, et d’une autre à venir qui apparaîtra au compte de résultat en raison du changement de méthode de consolidation, alors même que la participation n’aura été que partiellement cédée. Certes, les normes comptables IFRS et américaines se sont détachées du carcan du droit et de la fiscalité pour avoir une lecture plus économique des situations, mais au cas particulier, il ne nous semble pas que ceci corresponde à la vie économique ou financière réelle. Comprenne qui pourra !
Heureusement, cette situation est rare car les groupes industriels ou financiers, quand ils cèdent une filiale, cèdent la plupart du temps 100 % de leur participation. Par ailleurs, dans le cas de Wendel, société d’investissement, le compte de résultat a moins d’importance pour apprécier sa performance qu’une évaluation extra comptable de son patrimoine.
Voyageurs du monde rachète 20 % de ses actions (25 avril)
Non, les rachats d’actions ne sont pas « le symbole d’un capitalisme qui ne tourne pas rond, version libéralisme échevelé », comme l’écrit une journaliste du Monde, à propos du projet de Voyageur du Monde annoncé hier de racheter 20 % de ses actions pour les annuler. C’est au contraire la preuve d’un capitalisme qui tourne correctement en réallouant, via les investisseurs, une ressource cruciale, les capitaux propres, d’entreprises qui en ont trop du fait de leurs résultats et de leurs perspectives de croissance, vers d’autres qui en ont besoin pour financer leur développement.
Laissons la parole à son PDG, Jean-François Rial en reproduisant in-extenso les phrases de son interview au Monde, car on ne peut pas dire mieux les choses :
« Quand une entreprise traite bien ses salariés et qu’elle conserve des capacités d’investissement, le rachat d’actions n’a rien de scandaleux. Cela permet de réallouer le capital. La vitesse de circulation du capital est d’ailleurs la grande force de l’économie américaine.
En 2021, pendant la crise du Covid, nous avons levé 130 millions d’euros afin de constituer des réserves financières, alors que notre chiffre d’affaires avait plongé de 85 % en 2020. Cet argent a alimenté notre trésorerie. Mais le redressement de l’activité s’est opéré beaucoup plus vite que prévu, nous permettant de financer notre développement grâce à nos résultats. Par ailleurs, nous avons procédé à quelques acquisitions, mais nous n’avons pas trouvé de cible de taille importante. Autrement dit, cet argent levé en 2021 est placé en sicav monétaires et non pas dans l’appareil productif : il ne sert à rien et il est normal qu’on le rende à nos actionnaires qui pourront l’utiliser pour investir dans des entreprises qui ont besoin de capital.
Et nous avons distribué à nos salariés 18 millions d’euros en 2023, sous forme de participations, intéressement et autres primes, à comparer à un résultat net de 44 millions d’euros.
Si vous respectez ces critères, c’est absurde de taxer les rachats d’actions. Ce serait même contre-productif. Les financiers ne sont pas des philanthropes : si les rachats d’actions sont pénalisés, ils hésiteront à apporter du capital en premier lieu. Dans un tel environnement punitif, en 2021, nous n’aurions pas réussi à réunir des fonds. »
Précisons qu’après ce rachat d’actions de 130 M €, Voyageurs du Monde disposera d’une trésorerie nette de toutes dettes bancaires et financières de plus de 100 M € pour un groupe qui fait 694 M € de chiffre d’affaires et 44 M € de résultat net, et que Jean-François Rial est présenté par Le Monde comme « enfant de la deuxième gauche ».
Si après cela, on continue de lire que les rachats d’actions sont « le symbole d’un capitalisme qui ne tourne pas rond, version libéralisme échevelé », c’est que le dogmatisme empêche de réfléchir posément aux faits, mais la pédagogie finira par éclairer ceux qui cherchent à comprendre !
New-York deviendra-t-elle la principale place de cotation de TotalEnergies ? (27 avril)
Il s’agit à ce stade d’une réflexion, annoncée hier, comme les dirigeants des entreprises se doivent d’en avoir, sans que forcément qu'elles se concrétisent.
Au cas particulier, l’écart de multiples entre les majors américaines et européennes est impressionnant et peut tenter des dirigeants qui se diront qu’une cotation principale à New-York pourrait permettre d’aligner le multiple de TotalEnergie sur celui de ses pairs américains : Exxon est valorisé à 6,4 x l’EBE 2024, Chevron 6,1 x, contre 4,3 x pour Total (Shell est à 4,1 et BP 3,2). Cet écart est d’autant plus saisissant que TotalEnergies fait partie des majors les mieux gérées, si ce n’est la mieux gérée. On peut donc comprendre que des actionnaires américains qui détiennent plus de 40 % de son capital poussent à la roue, d’autant que leur pourcentage s'accroît du fait du dégagement d’actionnaires européens plus sensibles aux enjeux de la transition énergétique. Ce n'est pas le moindre des paradoxes alors que TotalEnergies est la plus avancée des majors dans ce domaine, et qu’elle n’a pas réduit ses ambitions, contrairement à Shell et BP.
Mais le niveau des multiples ne dépend pas que de la place de cotation, il dépend aussi des caractéristiques de risque et de croissance. À cette aune, une entreprise cotée aux États-Unis, mais avec une part américaine de ses actifs moindre que celle de ses concurrents, pourrait être décotée par rapport à eux.
Le transfert de la principale cotation ne se décrète pas, il s’observe en fonction des volumes de transactions. Pour que New-York devienne sa place principale de cotation, TotalEnergies devrait probablement faire un placement de titres important aux États-Unis, où il n'est pour l’instant coté que sous la forme d’ADR. Une cotation directe (full listing) serait sans doute requise. Si un tel mouvement devait advenir, et si TotalEnergies était ainsi mieux valorisée, son coût du capital se réduirait, puisqu’à flux de trésorerie disponible constants, le taux d’actualisation requis pour faire égaler ces flux à la valeur serait plus faible ; et les salariés verraient leurs participation et intéressement investis en actions de leur employeur se revaloriser.
Les habituels contempteurs de TotalEnergie ne manqueront pas de parler de trahison, d’autres regretteront cette évolution si cette réflexion se concrétisait. Mais on ne peut pas à la fois :
- Refuser de créer des fonds de pension, dont la création avait été votée en première lecture en 1997 avant que la dissolution n'envoie aux oubliettes ce texte qui n’en est pas ressorti malgré l’alternance politique ;
- Accorder des avantages fiscaux sans limite de montant aux fonds en euros de l’assurance-vie, c’est-à-dire des titres de dettes et les limiter pour les PEA investis en actions ;
- Et se lamenter de la moindre profondeur de notre marché action, se traduisant dans un certain nombre de cas par des moindres valorisations.
Peugeot Invest ou le réinvestissement destructeur de valeur (8 mai)
Peugeot Invest, contrôlée à 80 % par la famille éponyme, et cotée en Bourse, détient un intérêt de 5,4 % dans Stellantis pesant 54 % de son actif net réévalué. Le solde de ses actifs est constitué de participations minoritaires dans des entreprises cotées (SPIE, LISI, etc.) ou non, et dans des fonds d’investissement.
Depuis des décennies, Peugeot Invest souffre d’une décote par rapport à la valeur de ses actifs de l’ordre de 50 % (actuellement de 55 %). C’est le prix que les investisseurs font payer pour accepter d’être actionnaires d’une structure utile pour la famille Peugeot, mais dont la pertinence pour les investisseurs et l’utilité pour le marché ne sautent pas aux yeux.
Aux Pays-Bas, il est possible pour une pure société holding d’être cotée en Bourse. Ainsi Heineken Holding qui détient 54 % du groupe Heineken et aucun autre actif. Sa décote sur l’actif net réévalué (ANR) est de 17 % seulement, car celui qui acquiert des actions Heineken Holding ne se voit pas imposer une diversification forcée. En France, l’AMF et Euronext n’acceptent pas l’introduction en Bourse d’une société holding cotée, détenant ce qui est devenu au fil du temps une minorité dans un grand groupe, ait pour seul actif cette participation. Aussi, la famille Peugeot, pour garder cette structure, a-t-elle dû investir dans des actifs autres. Parfois de façon brillante, comme les investissements dans SEB, Zodiac-Safran ; parfois de façon désastreuse (Orpéa, Signa dans l’immobilier outre-Rhin). Ne devient pas Warren Buffett qui veut. Sur les 5 dernières années, alors que le cours de Stellantis a doublé, les autres actifs nets de dettes ont baissé en valeur de 17 %, alors que les indices parisiens ont monté de 30 % environ.
Des actionnaires minoritaires de long terme ont déposé des résolutions à la prochaine assemblée pour obtenir un relèvement du dividende. Non pas qu’ils soient assoiffés de liquidités comme des sangsues, mais tout simplement car un euro versé en dividende vaut un euro en trésorerie pour tous les actionnaires ; alors qu’un euro de résultat non versé en dividende chez Peugeot Invest n’accroît la valeur que de 50 centimes, compte tenu de la décote sur l’ANR. Le calcul est vite fait !
Tant que la structure et la gouvernance seront celles-ci, la décote a peu de chances de se réduire. Pour ce faire, il faudrait donner un vrai métier à Peugeot Invest en vendant les actifs financiers, y compris la participation dans Stellantis, à l’instar d'Eurazeo devenant un gestionnaire d’actifs pour le compte de tiers tel un petit Amundi. On peut comprendre que les Peugeot restent attachés à leur participation dans Stellantis. Mais dans ce cas-là, la nouvelle génération devrait considérer qu’avoir en Bourse son nom devenu synonyme de 50 % de décote structurelle n’est pas la meilleure façon d’honorer le patronyme des entrepreneurs fondateurs, et en tirer la conclusion qui s’impose en retirant de la cote ce véhicule qui n’a plus rien à y faire.