La Lettre n°206 de Mars 2023

Actualités : Orpéa : Ils avaient des yeux et ils ne voyaient pas (2/2)

Nous avons vu dans le précédent numéro de La Lettre Vernimmen.net[1] comment les analystes actions, dont 11 sur 13 étaient à l’achat avec des objectifs de cours compris entre 110 € et 155 € pour un cours fin 2021 de 90 €, avaient été induits en erreur par la norme IFRS 16. Celle-ci les avait conduits à sous-évaluer massivement l’endettement d’Orpéa, et à surévaluer d’autant l’action, expliquant leurs recommandations d’alors. Le cours d’Orpéa s’est effondré à 2,5 €, niveau que nous continuons de juger surévalué, suite au travail d’investigation mené par le journaliste Victor Castanet. Sans ces révélations sur la gestion d’Orpéa que l’on ne pouvait pas déceler à la lecture des comptes publiés, il nous paraît clair qu’Orpéa aurait connu d’importantes difficultés financières en 2022-2023, vu son état de grande fragilité financière dont témoignent ses comptes arrêtés au 30 juin 2021, les derniers publiés avant l’irruption du scandale.

 

Dans cette seconde partie, nous analysons d’autres erreurs de moindre importance commises par les analystes actions, pour que vous évitiez de les faire à votre tour ; et regardons comment les analystes dettes ont pu se fourvoyer eux-aussi, alors même qu’ils avaient évité le piège IFRS 16 en en excluant les effets sur les comptes comme nous le préconisons.

 

Du côté des analystes actions, qui ont pris les comptes d’Orpéa post IFRS 16 tels quels, signalons trois erreurs principales commises par certains et non par tous :

 

1/ Oublier dans le tableau de flux prévisionnels, dans les éléments liés au financement, une ligne consacrée au remboursement de la dette de loyers (correspondant aux loyers payés) afin que le tableau de flux boucle bien sur la variation de l’endettement net ou de la trésorerie active selon l’optique retenue.

 

2/ Dans le calcul des ratios endettement net/EBE, prendre l’EBE post IFRS 16, (c’est-à-dire grossi des loyers payés), mais la dette bancaire et financière nette hors dette de loyers, permettant d’avoir le meilleur des deux mondes possibles, mais qui relève de l’illusion.

 

3/ Calculer un ratio valeur/flux de trésorerie disponible, en prenant pour la valeur celle des capitaux propres et non celle de l’actif économique, ce qui rend le ratio non homogène, puisque le flux de trésorerie disponible revient à la collectivité des actionnaires et des prêteurs, et pas seulement aux seuls actionnaires.

 

On remarque malheureusement que ces erreurs ne sont pas systématiquement le fait de la jeunesse, et que des analystes charpentés en commettent aussi. Errare humanum est.

 

Enfin, on note avec satisfaction (et soulagement) qu’aucun des analystes dont nous avons lu les travaux n’était un de nos anciens étudiants.

 

 

 

Du côté des analystes dettes

 

La grande majorité des dettes brutes au 30 juin 2021[2], 6,3 Md€ sur 8,3 Md€, est une dette sécurisée, c’est-à-dire avec garanties prises sur les actifs d’Orpéa (hypothèques, nantissements de titres). Voici des prêteurs qui n’ont pas oublié les fondamentaux du métier et qui ne le regrettent pas aujourd’hui ! C’est une dette non cotée sur laquelle il n’y a pas beaucoup d’informations.

 

Concernant les dettes non sécurisées (emprunts obligataires convertibles ou non, Schuldschein, emprunts bancaires sans garanties), soit 2 Md€ au 30 juin 2022, le raisonnement prédominant est tout autre. Il repose en effet sur une logique opco/propco. L’analyste dettes raisonne en distinguant d’une part la valeur de l’immobilier détenu par une première entité (la propco), et d’autre part la valeur de l’exploitation exercée par une seconde entité (l’opco). Cela suppose implicitement que la propco pourrait vendre l’intégralité du parc immobilier, la société d’exploitation louant alors l’intégralité de son immobilier à des tiers.

 

Aussi bien Korian qu’Orpéa indiquent que les ratios d’endettement (leverage[3]) imposés par leurs prêteurs chirographaires sont retraités du montant de la dette immobilière. L’EBE est également redressé (Orpéa précise que 6 %[4] de la dette immobilière sont soustraits de l’EBE[5]) comme si la société avait vendu suffisamment d’actifs immobiliers pour rembourser l’intégralité de sa dette immobilière et louait maintenant ces actifs. C’est-à-dire que le ratio qui prédomine très largement est :

 

dettes financières nettes – dettes immobilières

EBE – 6 % x dettes immobilières

 

À la grande différence des analystes actions, les analystes dettes ont banni IFRS 16 comme nous le préconisons[6]. Les prêteurs et les analystes financiers dettes raisonnent très majoritairement avec des comptes IFRS retraités, où les loyers des locations opérationnelles sont traités comme des charges d’exploitation venant en déduction pour le calcul de l’EBE, sans capitalisation de leur montant à l’actif et au passif du bilan de l’emprunteur.

 

Pour Orpéa, la dette immobilière représente à mi-2021 l’essentiel de l’endettement net (6,4 Md€ sur 7,4 Md€ d’endettement net, soit 87 %). Ceci permet au groupe d’afficher un ratio endettement net/EBE de 3,7 et non de 11,4 si on le calculait sur l’intégralité de la dette. Est-ce une vue de l’esprit ? Certainement pas, car les prêteurs partagent cette approche et évaluent ainsi la solvabilité de la société. Difficile donc d’accuser la société de représenter de façon malicieuse sa situation financière, puisque c’est effectivement ce que demandent les créanciers, et que ses concurrents font de même.

 

Si l’on compare Korian et Orpéa à la lumière de ces ratios retraités, la structure financière des deux groupes ne semble pas significativement différente : 3,7 pour Orpéa contre 3,4 pour Korian à mi-2021.

 

La conclusion est cependant bien différente si l’on regarde les ratios non retraités (11,4 x pour Orpéa et 5,7 pour Korian). Les explications sont simples :

  • Orpéa détient une part plus importante de son immobilier que Korian (47 % contre 24 %).
  • L’immobilier d’Orpéa est financé avec plus de dette que celui de Korian. Ainsi le montant de dettes immobilières par rapport à la valeur des actifs atteint 81 % pour Orpéa, alors qu’il n’est que de 55 % chez Korian.

 

Si en termes de ratios retraités les deux groupes sont proches, le créancier non sécurisé d’Orpéa passe derrière des créanciers sécurisés beaucoup plus importants, et ayant eux-mêmes pris beaucoup plus de risque que ceux de Korian.

 

Juger la situation financière d’Orpéa à l’aune d’un ratio endettement net/EBE retraité de 3,7, c’est se focaliser sur environ 1 Md€ d’endettement net (2 Md€ d’endettement brut) sur un total de 7,4 Md€ d’endettement net total (8,3 Md€ d’endettement brut), et oublier ou survoler 6,4 Md€ de dettes immobilières finançant 7,9 Md€ d’immobilier. C’est donc prendre le risque de voir la paille, et pas la poutre.

 

De plus, les créanciers derrière ces 1 Md€ d’endettement net sont plus juniors que ceux détenant les 6,4 Md€ de dette immobilière… Étant donné la part d’endettement élevée pour le financement des actifs immobiliers (81 % de la valeur des actifs, sachant qu’Orpéa réévalue ses actifs immobiliers tous les ans[7]), il est probable qu’en cas de difficultés ou de retournement du marché immobilier, le montant de cession de l’immobilier ne suffise pas à purger la dette immobilière…

 

La question fondamentale est alors d’apprécier la valeur de marché des actifs immobiliers et, si la génération de trésorerie faiblit, la capacité de les monétiser pour alléger sa structure financière[8]. Orpéa réévalue dans ses comptes ses actifs immobiliers principalement en capitalisant le loyer[9] de chaque actif. Cela suppose qu’un établissement du même type continuera à louer cet actif. Si une réaffectation du bâtiment à un autre usage était nécessaire, rien ne dit que de telles valeurs soient réalisables.

 

Le ratio de levier retraité est enfin très dépendant des hypothèses retenues pour son calcul. Si le taux de loyer implicite n’est pas de 6 %, mais de 6,6 % (ou ce qui revient au même si la valeur de l’immobilier d’Orpéa est surestimée de 10 %), le ratio d’endettement/EBE d’Orpéa passe de 3,7 à 4,3… Pour Korian, la situation est très différente et elle est beaucoup plus équilibrée entre dette immobilière (1,6 Md€) et endettement net global (3,2 Md€). Parallèlement, les ratios retraités sont moins sensibles aux hypothèses retenues (l’augmentation du taux de capitalisation de 10 % n’accroît le leverage que de 0,1). Enfin, la part de financement par dette immobilière des actifs immobiliers est beaucoup plus faible que celle d’Orpéa laissant ainsi implicitement une part de la valeur de l’immobilier disponible pour les créanciers non sécurisés en cas de cession. La situation financière de Korian n’a donc rien à voir avec celle d’Orpéa, ne mélangeons pas tout !

 

*            *            *

 

Les prêteurs non sécurisés d’Orpéa vont, dans le plan de restructuration qui a été annoncé, perdre 70 % de leurs créances et échanger le solde de leurs créances contre des actions à la valeur plus volatile que des dettes. Certains sont des fonds (Anchorage, Boussard & Gavaudan, etc.) qui ont acheté sur le marché de gré à gré des dettes non sécurisées à des prix probablement autour de 20 % du nominal à des prêteurs initiaux qui ont ainsi perdu 80 % de leurs prêts.

 

Le raisonnement en opco/propco est indéniablement très intéressant d’un point de vue intellectuel. Il est souvent utilisé par des actionnaires de sociétés avec une forte composante immobilière qui veulent maximiser la valeur de leurs actions[10]. Dans l’exemple d’Orpéa, comme dans des exemples proches[11], le raisonnement en opco/propco a conduit à des situations de surendettement (ratio classique d’endettement net/EBE de 11,4 en juin 2021, le double de Korian) alors qu’en apparence tout allait bien.

 

Si on peut comprendre que l’actionnaire cherche à maximiser la valeur de ses actions, et que le raisonnement en opco/propco peut l’y aider, le prêteur, surtout celui ne bénéficiant pas de garanties, n’a pas vocation à prêter au maximum du possible.

 

Il nous semble donc préférable qu’en matière d’endettement, les analystes se contentent d’outils conventionnels (endettement bancaire et financier net total/EBE total, hors IFRS 16), sans aller dans les hautes sphères de l’ingénierie financière, sauf à prendre le risque de terminer comme Icare. Rares sont les analystes crédits qui ont raisonné ainsi, mais ceux qui l’ont fait avaient nettement plus de chances de conseiller à leurs clients investisseurs en dettes de vendre le crédit Orpéa, à l’instar, par exemple, de l’analyste d’Octo Finances depuis 2018.

[1] Disponible ici.

[2] Date des derniers comptes publiés avant l’irruption du scandale en janvier 2022.

[3] Endettement net/EBE.

[4] Ce taux est appelé « taux de capitalisation » ; il représente le montant des loyers rapporté à la valeur de l’actif.

[5] Pour Korian, les brokers indiquent que les taux étaient de 6,5 % jusqu’en 2021, puis 5,8 %.

[6] Voir La Lettre Vernimmen.net no 166 de mars 2019, ou le chapitre 8 du Vernimmen 2023.

[7] Voir l’article de notre lecteur en fin de cette lettre.

[8] On peut noter que les créanciers de Korian ont imposé que le montant des immobilisations, diminuées de la dette immobilière, représente au moins 1,5 x le montant de la dette non sécurisée.

[9] Implicite ou explicite.

[10] Voir le chapitre 54 du Vernimmen 2023.

[11] Europcar, qui distinguait selon une logique similaire une dette flotte (automobile) et une dette corporate ; et un EBE corporate après déduction de l’EBE des frais financiers de la dette finançant la flotte. Une restructuration massive de son endettement a vu ses créanciers devenir actionnaires à 95 %, diluant donc en conséquence ses actionnaires de 95 %.

 



Tableau : Les retards de paiement en 2023

Si la moyenne des retards de paiement par rapport aux délais négociés de paiement est en repli en Europe à 13 jours, cette moyenne cache des divergences comme l’illustre cette table produite avec des données des enquêtes Altares :

 

>

 

Cette dispersion des comportements s’accroît quand l’horizon s’élargit au-delà de l’Europe, avec des paiements en temps et heure dans seulement 45 % des cas, et des délais supérieurs à un mois par rapport aux délais convenus dans 13 % des cas :

 

>



Recherche : La création de valeur dans les acquisitions en private equity

Avec la collaboration de Simon Gueguen, enseignant-chercheur à CY Cergy Paris Université

 

Les études empiriques sur la création de valeur en private equity posent de nombreux problèmes techniques du fait du manque d’informations (en comparaison avec les sociétés cotées) et de la difficulté à estimer la valeur de manière continue. Un certain nombre de travaux ont été réalisés sur les acquisitions d’entreprises non cotées par des entreprises cotées, les données des secondes aidant à estimer la valeur des premières. Bien plus rares sont les travaux portant sur l’acquisition d’entreprises non cotées par le private equity. Pourtant, ces opérations sont énormément plus nombreuses que les acquisitions cotées-non cotées (d’un facteur 30 !). L’article que nous présentons ce mois[1] relève ce défi. À partir de données de l’administration fiscale sur un échantillon de 288 acquisitions réalisées aux États-Unis entre 1995 et 2009, l’article montre que la principale source de création de valeur dans ces opérations est la capacité de l’acquéreur à faciliter le financement de la croissance de la cible.

 

Les données collectées permettent de mesurer trois sources de création de valeur : l’augmentation des taux de marge, la facilitation des opérations de croissance créatrices de valeur grâce au relâchement des contraintes de financement, et l’optimisation de la structure financière. Malheureusement, les auteurs ne peuvent pas mesurer de façon crédible le changement de rentabilité de la cible ni la comparer à la rentabilité exigée, ce qui constituerait l’indication la plus directe de création de valeur. En effet, les actifs de la cible sont revalorisés au moment des acquisitions[2], si bien que la variation observée de la rentabilité comptable est difficilement exploitable.

 

Concernant les taux de marge, l’étude montre que l’amélioration se produit dans les deux années qui suivent l’acquisition. En moyenne, le taux augmente de près de deux points de pourcentage dans cette période. L’effet est un peu plus élevé pour les entreprises moins profitables ex ante, mais il est observé aussi pour les plus profitables.

 

Le résultat le plus spectaculaire concerne l’amélioration de la croissance des cibles, en lien avec le relâchement des contraintes de financement. Deux ans après l’acquisition, la croissance des ventes est 62 points de pourcentage supérieure dans les entreprises acquises (en comparaison avec la croissance sectorielle). Ce résultat inclut à la fois de la croissance interne et externe. Si les auteurs ne peuvent pas estimer la part de chacune de ces composantes, ils remarquent que des opérations de croissance externe ont lieu dans 41 % des cibles l’année suivant l’acquisition. Même si des explications alternatives sont possibles, cette observation corrobore la théorie de l’acquisition créant de la valeur en permettant de financer des opérations elles-mêmes créatrices de valeur.

 

Enfin, l’analyse porte sur la structure financière des cibles. Les entreprises non cotées sont parfois considérées comme sous-endettées en raison d’une difficulté d’accès au crédit. En conséquence, elles ne profiteraient pas suffisamment de l’avantage fiscal de la dette. Sur ce point, les résultats sont moins convaincants. D’une part, la création de valeur liée à une hausse de la part de dette dans la structure du capital est faible ou inexistante. D’autre part, en l’espèce, si l’acquisition se traduit par une légère hausse du taux d’endettement, celle-ci est trois fois plus faible que dans des acquisitions par des sociétés cotées. En conséquence, ce n’est pas de l’optimisation de la structure du capital, si tant est que celle-ci soit possible pour réduire le coût du capital, que provient la création de valeur dans les acquisitions d’entreprises non cotées par d’autres entreprises non cotées.

 

En cohérence avec les résultats précédents, les auteurs observent que les entreprises cibles se situent principalement dans le premier et dans le dernier quintile en termes de taux de marge. Autrement dit, les entreprises les moins profitables sont ciblées parce qu’il existe un potentiel de création de valeur via l’amélioration des marges, et à l’autre extrémité les entreprises les plus profitables sont ciblées parce que le relâchement de leurs contraintes financières facilite leur développement. Les entreprises non cotées les moins ciblées par ces rachats sont donc celles dont la profitabilité se situe proche de la médiane.

 

Si le private equity rencontre un grand succès depuis un peu plus de vingt ans[3], les contraintes de financement qu’il entraîne peuvent encore constituer un frein au développement des entreprises concernées. Le grand nombre d’acquisitions parmi ces entreprises s’explique, au moins en partie, par le relâchement des contraintes financières pesant sur les entreprises non cotées qui présentent un fort potentiel de croissance.

 

[1] J. B. Cohn, E. Hotchkiss et E. M. Towery, « Sources of value creation in private equity buyouts of private firms », Review of Finance, 2022, vol. 26-2, pages 257 à 285.

[2] Voir le chapitre 7 du Vernimmen 2023 sur ce point.

[3] Voir le chapitre 43 du Vernimmen 2023.

 



Autre : 8 mars 2023: Trois portraits de femmes professionnelles de la finance (1/2)

À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, nous avons publié sur les pages LinkedIn et Facebook du Vernimmen, trois interviews de femmes qui ont professionnellement réussi en finance, dont voici le premier. Les deux interviews suivantes peuvent être lues sur le site vernimmen.net et seront publiées dans La Lettre Vernimmen.net d’avril 2023.

 

Edith Ginglinger

Professeur de finance à l’Université Paris-Dauphine

 

En tant que femme ayant réussi dans le domaine de la finance, pouvez-vous nous présenter votre parcours ainsi que le métier que vous exercez ? Comment est née cette vocation ? Avez-vous rencontré des difficultés pour votre orientation ou au contraire avez-vous été soutenue ? Plus tard, avez-vous rencontré des difficultés liées au genre dans votre évolution professionnelle ?

 

Après un doctorat en finance, j’ai été maître de conférences à l’Université Paris-Ouest (Nanterre), puis après avoir réussi l’agrégation de l’enseignement supérieur, j’ai exercé en tant que professeur des universités dans plusieurs universités et, depuis 2002, à l’Université Paris-Dauphine. Le métier d’universitaire comporte trois volets : l’enseignement, la recherche et les responsabilités administratives.

En matière d’enseignement, j’ai contribué à la formation en finance d’un grand nombre d’étudiants : j’ai tenté un comptage rapide, près de 10 000 étudiants ont suivi mes cours de finance d’entreprise, et plus de 1 000 étudiants sont diplômés de Masters 2 (auparavant DEA/DESS) en finance que j’ai directement pilotés depuis le début de ma carrière. Je parlerai de la recherche un peu plus loin. Et sur le plan de l’administration, j’ai été directrice d’un laboratoire de recherches Université/CNRS, vice-présidente finance de l’université Paris-Dauphine, vice-doyen de la recherche de PSL (notre université holding) et présidente du jury d’agrégation en sciences de gestion (concours qui sélectionne les futurs professeurs des universités).

Le fait d’être une femme n’a pas été une difficulté, et au contraire a pu créer des opportunités, surtout au cours des 10 dernières années durant lesquelles la quête de parité a fait que les femmes ont pu être plus sollicitées (ce qui peut d’ailleurs parfois s’avérer pesant).

 

Est-ce difficile d’articuler vie de femme, vie de famille, et vie de financière ? Comment vous organisez-vous ? Comment faites-vous pour tout mener de front ?

 

Quel que soit le domaine, la recherche, et c’est vrai également en finance, est caractérisée par l’absence de délimitation temporelle : les idées, la résolution des problèmes, les articles en cours occupent l’esprit en permanence, difficile de déconnecter le soir ou le week-end.

Le métier d’universitaire permet une grande liberté d’organisation, mais suscite beaucoup de sollicitations internes et externes à l’université, qu’il est souvent difficile de refuser. Il y a une grande fluidité entre vie professionnelle et vie personnelle, parfois au détriment de celle-ci. J’ai eu la chance de bénéficier du soutien constant de mon mari, et d’un réel partage des tâches, qui a été essentiel lorsque mes filles étaient petites.

 

Selon vous, quelles sont les qualités nécessaires pour exercer votre métier ? Quel a été votre principal atout dans votre réussite ? Quel a été votre plus beau succès, à vos yeux ?

 

Pour enseigner, outre les qualités pédagogiques – rendre simples des concepts potentiellement compliqués –, l’empathie et la bienveillance sont nécessaires. Pour bien apprendre, les étudiants ont besoin de se sentir écoutés et compris.

Pour faire de la recherche, il faut beaucoup de curiosité, d’imagination, essayer d’anticiper les questions qui vont devenir importantes dans les années à venir. De la ténacité, et de l’énergie, car les processus de publication des articles académiques sont longs et la compétition mondiale. Je suis plutôt fière d’avoir réussi à publier dans de très bonnes revues académiques (le plus souvent américaines) des articles étudiant des situations et des données françaises (par exemple sur le choix entre des structures de conseils unitaires ou duales, sur les dividendes en actions, ou sur les quotas de femmes dans les conseils). Le placement de mes doctorants dans de très belles institutions académiques, en France et à l’étranger, est également un motif de fierté.

 

Aujourd'hui, les femmes représentent 12,5 % des effectifs des directrices financières en France (sur la base d'une étude Vernimmen à fin 2022 sur le genre des directeurs financiers des sociétés du SBF 120). Qu'est-ce qui, selon vous, explique ce chiffre ? Comment pourrions-nous le faire augmenter ?

 

Si nous voulons former plus de femmes en finance, qui est une demande des entreprises et des institutions financières, et qui permettra de constituer le vivier des futures directrices financières, il est nécessaire que les étudiantes aient des modèles féminins parmi leurs professeurs.

 

Les départements finance des grandes institutions académiques mondiales sont très masculins. Dans certaines grandes universités américaines, il n’y a pas de professeurs femmes en finance, ou très peu. C’est également le cas dans certaines écoles prestigieuses en France. Le milieu de la recherche en finance est extrêmement compétitif. Les universités françaises ont des corps professoraux plus mixtes, mais lorsque l’on y regarde de plus près, la mixité est plus présente au niveau des maîtres de conférences qu’à celui de professeurs des universités. Aujourd’hui, il y a une réelle quête de recrutements de professeures, on le voit sur le marché académique mondial au niveau junior : lorsque nous présentons sur le marché une jeune doctorante en finance, elle est assaillie de propositions d’emplois de professeur assistant.

 

Pourquoi est-ce important ? C’est dans leur lieu de formation, université ou école, que les jeunes femmes vont avoir leur premier contact avec la finance. Si elles n’y rencontrent que des hommes, elles auront vite fait de conclure que ce n’est pas pour elles. Une fois engagées dans un master de finance, les professeures seront peut-être également mieux placées pour les rassurer sur leur potentiel, d’autant que les opportunités actuelles sont exceptionnelles. Dans le master 2 que je dirige, les étudiantes sont les premières à décrocher leurs stages, trouvent des emplois formidables et réussissent très bien… le seul point est qu’elles sont un peu moins efficaces à négocier leurs salaires de départ (lorsque la négociation est possible). Par exemple, il est rare qu’elles mettent deux entreprises en compétition, ce qui est plus fréquent pour leurs homologues masculins.

 

Quel(s) conseil(s) pouvez-vous apporter pour inciter les femmes des générations Z et K à se lancer dans la finance ?

 

Le premier point est bien entendu de choisir une bonne formation en finance, qui au-delà des compétences transmises, mette en avant un suivi bienveillant.

Pour le reste, je crois qu’il est préférable de prodiguer des conseils aux entreprises, plutôt qu’aux candidates. La finance est un milieu compétitif, or la recherche académique montre que les femmes ont tendance à éviter les milieux trop compétitifs[1]. Un article dont les résultats sont particulièrement pertinents pour la finance[2] souligne que lorsque des individus répondent à une offre d'emploi, le vivier de candidats devient plus masculin à mesure que la part de la rémunération proposée reposant sur la performance individuelle croît. Ce résultat est particulièrement saillant pour les emplois généralement occupés par des hommes. L’article conclut que les entreprises ou les secteurs à prédominance masculine qui souhaitent attirer des femmes devraient donc réduire les inégalités de rémunération et les parts variables…

 

Pouvez-vous nous raconter un épisode où vous avez pu surmonter une situation de crise ou difficile en expliquant les difficultés que vous avez rencontrées et votre façon d’y faire face ? Il ne s’agit pas de la crise sanitaire mais toute autre situation problématique que vous avez pu surmonter.

 

La création en 2004 de DRM, Dauphine Recherches en Management, le laboratoire de recherche en sciences de gestion (qui inclut la finance) de Dauphine a sans doute été l’une des périodes les plus difficiles de ma carrière. Les universitaires sont innovants dans leurs recherches, mais très conservateurs dans la gestion de leurs structures organisationnelles, même – et surtout – en gestion (les cordonniers…). Créer un laboratoire en sciences de gestion (le plus grand de France) en fusionnant 4 structures indépendantes a été très compliqué et a suscité de nombreuses résistances. Mais DRM contribue aujourd’hui très fortement à la visibilité académique de Dauphine en France et dans le monde.

 

Avez-vous une autre conviction forte à partager ?

 

Les femmes ont un rôle majeur à jouer dans la prise en compte des questions environnementales et sociales en finance. Elles ont été présentes sur les questions RSE/ESG bien avant les hommes et portent cette sensibilité dans les conseils d’administration, où elles sont majoritaires dans les comités RSE.

 

[1] M. Niederle et L. Vesterlund, « Do women shy away from competition? Do men compete too much? », The Quarterly Journal of Economics, 2007, vol. 122, pages 1067 à 1101.

[2] J. A. Flory, A. Leibbrandt et J. A. List, « Do competitive workplaces deter female workers? A large-scale natural field experiment on job entry decisions », The Review of Economic Studies, 2015, vol82, pages 122 à 155.

 



Autre : Nos lecteurs écrivent : Orpéa - Du traitement des immobilisations

Par un analyste crédit travaillant dans une compagnie d’assurances ayant acquis des dettes Orpéa après l’irruption du scandale

 

Orpéa - Du traitement des immobilisations

 

La restructuration financière d’Orpéa s’annonce comme l’un des plus importants défauts d’entreprise française. Pourtant, comme le relevait La Lettre Vernimmen.net de février, plusieurs éléments pouvaient alerter sur la santé financière du groupe. La sous-évaluation de l’endettement d’Orpéa en est un, l’évaluation de la juste valeur des actifs immobilisés en est un autre.

En s’intéressant aux actifs incorporels, on remarque que la valeur nette des autorisations d’exploitation représentait 17 % du total bilan et reposait sur l’existence de marchés fortement réglementés.

Ces autorisations n’étaient pas amorties compte tenu du caractère jugé indéfini de celles-ci et comptabilisées en fonction de la nature et de la localisation de l’activité. Pour un établissement en France, la juste valeur était évaluée entre 100 % et 175 % du chiffre d’affaires prévisionnel, quand pour un établissement aux Pays-Bas c’est entre 75 % et 100 % du chiffre d‘affaires prévisionnel qui était retenu.

Or, si en France il est nécessaire d’obtenir une autorisation administrative pour exploiter une maison de retraite, ce n’est pas le cas en Allemagne. Il est par ailleurs aisé d’obtenir ce genre d’autorisation au Royaume-Uni, en Italie ou aux Pays-Bas où leur obtention n’est soumise qu’à des contraintes techniques ou des standards de qualité.

Comptabiliser au bilan des autorisations pour des géographies où celles-ci ne sont pas nécessaires ou alors faciles à obtenir n’est pas un signe de grande prudence.

Concernant les actifs immobilisés corporels, ceux-ci sont essentiellement composés d’ensembles immobiliers construits ou en cours de construction et représentaient 41 % du total bilan à fin 2021. Rien d’étonnant a priori pour un groupe qui détient 46 % des murs de ses EHPAD et cliniques.

Néanmoins, et à la différence de ses principaux comparables, Orpéa applique des traitements comptables analogues à ceux d’une foncière. Le groupe intègre à chaque fin d’exercice l’éventuelle réévaluation de son immobilier à ses capitaux propres, sans passer par le compte de résultat. Cette pratique est autorisée dans le cadre de l’IAS 16 et repose principalement sur les évaluations du patrimoine immobilier faites par des experts immobiliers indépendants.

Cela dit, une approche plus prudente de l’IAS 16 permettait au groupe de comptabiliser ses ensembles immobiliers à leurs coûts historiques diminués des amortissements. C’est d’ailleurs l’approche retenue par Korian, son principal comparable, bien que ce groupe communique également une valorisation de marché à ses investisseurs.

Après plusieurs années de réévaluation de la valeur des actifs immobiliers, les dépréciations annoncées devraient réduire de plus d’un quart la valeur des actifs immobiliers du groupe. Seule une petite partie de ces dépréciations étant expliquée par la hausse du taux de capitalisation retenu.

Il convient d’ailleurs de noter que le nouveau management d’Orpéa a indiqué fin décembre étudier la possibilité d’opérer un changement de méthode comptable consistant à retenir cette approche plus conservatrice de l’IAS 16 pour l’exercice 2022. Il précise d’ailleurs que ce changement de méthode comptable pourrait se traduire par une dépréciation supplémentaire de ses actifs immobiliers.

 



Commentaire : Sur l'actualité financière, postés sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen

Régulièrement, nous publions sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen[1] des commentaires que nous inspire l’actualité financière, des réponses à des questions qui nous sont posées ou des citations.

En voici quelques-uns :

 

Berkshire Hathaway doit-il verser des dividendes ?

Berkshire Hathaway est la société d’investissement de Warren Buffett (92 ans) et Charlie Munger (99 ans), dont on rappelle que le cours a progressé depuis 1964 (date de sa prise de contrôle par Warren Buffet) de 3.787.484 % (sic) contre « seulement » 24.708 % pour l’indice S&P 500 dividendes réinvestis, soit une progression moyenne de 19,8 % par an pendant 58 ans, soit le double exact de l’indice (9,9 % par an) sur la même période.

Berkshire Hathaway n’a jamais versé de dividende, et a donc toujours réinvesti ses résultats, avec le succès rappelé plus haut, encore en 2022, où son cours a progressé de + 4 % contre – 18 % pour l’indice S&P 500 dividendes réinvestis. Au 31 décembre 2022, le cash net des dettes était de 30 Md$, et 153 Md$ en brut des dettes.

Un actionnaire a déposé la résolution suivante soumise au vote des actionnaires : « Considérant que la société a plus d'argent qu'elle n'en a besoin et que les propriétaires, contrairement à Warren, ne sont pas multimilliardaires, le conseil d'administration doit envisager de verser un dividende annuel significatif sur les actions. »

Cette résolution n’est pas passée avec 98 % de votes contre, et seulement 2 % pour, dans la catégorie des actions B détenus par des centaines de milliers de petits porteurs, le score étant de 99 % contre pour les actions A.

Une leçon à méditer pour tous ceux, nombreux parmi les hommes politiques, syndicalistes et journalistes, qui pensent que les actionnaires sont comme des sangsues avides de dividendes, et ignorent ou oublient qu’une politique de retour aux actionnaires se juge à l’aune du taux de rentabilité marginal que les dirigeants sont capables de trouver et de réaliser. Dès lors que des opportunités d’investissement rentables (rapportant plus que le coût du capital) existent, et que le management a démontré sa capacité à les mener à bien, les actionnaires sont prêts à se passer totalement de dividendes. C’est une décision on ne peut plus rationnelle, sans aucune passion derrière, comme l’illustrent les actionnaires de Berkshire Hathaway qui n’ont pas à regretter de n’avoir touché aucun dividende depuis 1964.

 

Les grands groupes poussent-ils l'inflation à la hausse ?

Nous ne le pensons pas en Europe, mais ne dirions pas la même chose aux États-Unis.

Si les grands groupes, que l’on résume au CAC 40 en France, nourrissaient l’inflation en augmentant plus fortement leurs prix de vente que ne le justifient la hausse de leurs coûts de production et le maintien de leurs marges, on devrait voir leurs résultats progresser plus vite que leur chiffre d’affaires, témoignant ainsi d’une hausse des marges.

Or quand on regarde les résultats 2022 des 38 sociétés du CAC 40 (qui clôturent au 31 décembre), les 2/3 d’entre elles ont une croissance des résultats inférieure à la croissance du chiffre d’affaires, impliquant une baisse de leurs marges : ainsi, à titre illustratif pour des produits qui concourent à la vie quotidienne des consommateurs qui peuvent avoir ce soupçon : Carrefour : + 16 % pour le chiffre d’affaires et + 8 % pour les résultats, Danone : + 14 % et + 1 %, Crédit Agricole : + 3 % et -7 %, Michelin : + 20 % et + 9 %.

Parmi les 13 groupes dont les résultats ont progressé plus vite que les ventes, on trouve par exemple Hermès : + 29 % et + 38 %, Safran : + 25 % et + 55 %, Dassault Systèmes : + 17 % et + 20 %, dont les activités ne font pas partie du panier des ménages, ni de loin ni de près, et ne sont donc pas susceptibles de gonfler l’inflation significativement.

Aux États-Unis, où la pression concurrentielle s’est amoindrie depuis les années 2000[2], et où par exemple, un forfait téléphonique mensuel coûte de l’ordre de 60 € contre 20 € en France, avec 3 opérateurs nationaux contre 4 en France, la situation a des raisons d’être différente. 

 

[1] Que vous pouvez consulter ici pour Facebook, et  pour LinkedIn.

[2] Voir La Lettre Vernimmen.net  no 175 de janvier 2020.

 



Facebook Google + Twitter LinkedIn