La Lettre n°204 de Janvier 2023
Actualités : Dividendes et rachats d'actions en 2022 au sein du CAC 40
Pour la 19e année, nous publions les résultats de notre étude annuelle. Avant de les livrer, rappelons trois points à notre lecteur pour qui les souvenirs des chapitres 38 et 39 du Vernimmen[1] seraient trop lointains :
-
1/ Pas plus qu’un retrait à un distributeur automatique de billets ne vous a jamais enrichi, dividendes et rachats d’actions n’ont jamais enrichi les actionnaires, puisque la valeur de leurs actions baisse mécaniquement du même montant dès le versement du dividende. Pour les rachats d’actions, c’est la valeur des capitaux propres qui baisse du montant du rachat d’actions et la stabilité de la valeur de l’action est obtenue, malgré cela, grâce à la hausse du pourcentage de détention à la suite de l’annulation des actions rachetées. Sinon, on ne comprendrait pas comment deux hommes parmi les plus riches du monde le sont devenus en étant actionnaires d’entreprises qui ne versent pas de dividendes (Elon Musk et Tesla, Jeff Bezos et Amazon).
-
2/ Par construction, le CAC 40 regroupe les quarante groupes cotés français ou d’origine française aux meilleures performances. Pas plus que l’on peut juger du niveau en finance des Français en interrogeant les seuls propriétaires d’un Vernimmen, l’on ne peut juger de la bonne santé de l’économie française en se penchant uniquement sur le CAC 40, dont le périmètre évolue au demeurant chaque année pour sortir les moins performants (Atos en 2021) et leur substituer des impétrants plus performants (Eurofins Scientific).
- 3/ Dividendes et rachats d’actions sont de formidables outils de circulation des richesses permettant de réallouer une ressource rare, les capitaux propres, d’entreprises qui n’en ont plus l’utilité, vers des entreprises nouvelles qui en ont besoin à leur stade de développement actuel.
Prenons ainsi l’exemple de LVMH qui a réalisé 12 Md€ de résultat net en 2021. Avant toute décision de distribution de dividendes ou de rachat d’actions, ces 12 Md€ sont des capitaux propres supplémentaires générés par l’entreprise du fait de son activité. Qu’en faire ?
Investir bien sûr. LVMH n’est pas devenu la première capitalisation boursière européenne sans de nombreux investissements judicieux. Ainsi sur les années 2019-2021[2], c’est 25 Md€ qui ont été investis en croissance interne et externe (acquisition de Tiffany) à comparer à une usure de ses immobilisations, telle que transcrite par les dotations aux amortissements, de 9 Md€, soit un montant d’investissements nets au sens macroéconomique de 16 Md€.
Peut-être que LVMH aurait pu investir plus. Par exemple, au lieu d’un seul magasin Louis Vuitton à Saint-Barthélemy, en ouvrir un second. Mais est-ce bien réaliste quand la surface commerciale des boutiques de luxe est limitée par la topographie de l’île à moins d’un demi-kilomètre carré ? Ouvrir un magasin Bulgari ? Il y en a déjà un. Ouvrir une boutique Dior ? Une avait été ouverte il y a quelques années avant de refermer, faute probablement de suffisamment de clients. Eh oui, même pour le leader mondial du luxe, et probablement surtout pour lui, il y a des limites physiques à l’investissement et tous les investissements ne sont pas heureux.
Rembourser ses dettes ? Avec 24 Md€, soit 1 fois l’EBE 2021, LVMH est peu endetté et l’est à un taux d’intérêt nul compte tenu du passé récent. Ce serait donc malvenu de se priver par anticipation d’une telle ressource.
Payer plus cher les employés ou les fournisseurs ? Ils sont payés au prix du marché, et les employés de LVMH sont loin d’être parmi les damnés de la Terre !
Thésauriser ces 12 Md€ ? LVMH a déjà 11 Md€ de placements financiers et de disponibilités, plus qu’il n’en faut pour faire face à ses besoins d’exploitation et à des investissements nouveaux, mêmes exceptionnels.
Au total, LVMH a décidé de garder en son sein 5 des 12 Md€ de nouveaux capitaux propres qu’il a générés en 2021 du fait de son activité, pour investir sans accroître ses dettes et d’en restituer 7 à ses actionnaires, via des dividendes et des rachats d’actions, à charge pour eux d’investir ces sommes dans des entreprises plus petites dont le développement nécessite des capitaux propres dont LVMH n’a plus besoin de son côté.
C’est à cause de toutes les entreprises créant plus de capitaux propres qu’elles n’en ont l’utilité, et qui les ont restitués à leurs actionnaires, qu’en 2022, 839 start-ups françaises de moins de 10 ans d’âge ont pu trouver plus de 13 Md€ de capitaux propres pour financer leur développement et couvrir leurs pertes, soit 3 Md€ de plus que l’année précédente ; ou que Voltalia, qui œuvre dans le secteur des énergies nouvelles, a pu faire une nouvelle augmentation de capital de 490 M€ pour financer une partie de ses investissements.
Une autre partie de ces retours aux actionnaires a servi à verser des pensions de retraite à des personnes pour qui les retraites ne dépendent pas de la solidarité transgénérationnelle.
Une dernière partie a été réinvestie sur le marché secondaire, permettant de prendre le relais d’investisseurs qui n’auraient jamais investi sur le marché primaire s’ils ne savaient qu’il existe un marché secondaire actif leur permettant de trouver une liquidité en cas de besoin pour leur investissement actions. Certains appelleront cela de la spéculation[3], oubliant la corrélation qui existe entre le niveau de développement économique d’un pays et l’existence localement d’une bourse des valeurs mobilières active, même si elle n’est pas dénuée d’inconvénients propres à la nature humaine (bulles spéculatives).
L’argent est fait pour circuler et il n’y a rien de pire que l’immobilisme en ce domaine qui fige des situations acquises. Seuls les conservateurs sont contre les dividendes et les rachats d’actions !
Les résultats maintenant
En 2022, d’après nos compilations, les entreprises du CAC 40 ont rendu à leurs actionnaires 80,1 Md€, dont 23,7 Md€ sous forme de rachats d’actions, soit le niveau le plus haut jamais enregistré depuis que nous faisons cette étude.
Ces chiffres, qui sont excellents, ne sont qu’à l’unisson d’autres tout aussi excellents enregistrés en 2022, malgré un contexte économique et géostratégique compliqué :
- Le taux de chômage atteint en France son point le plus bas depuis 1984 et 2008 à 7,3 % ;
- les créations d’entreprises sont à leur plus haut niveau historique avec ou sans les micro-entrepreneurs en 2022 (1 050 000 et 411 000 respectivement) ;
- les start-ups d’au plus 10 ans d’âge ont levé pour plus de 13 Md€, leur record historique, en hausse de 30 % sur 2021 ;
- l’indice CAC 40, dividendes réinvestis, est fin décembre 2022 à 7 % de son record historique atteint en décembre 2021 ;
- et à défaut de pouvoir gagner la finale de la Coupe du monde de football[4], c’est un français qui, pour la première fois, est devenu l’homme le plus riche au monde : Bernard Arnault, le dirigeant de LVMH, a créé son groupe par acquisition d’entreprises dont il a su, avec ses équipes, accélérer le développement et exploiter tout leur potentiel bien au-delà des attentes les plus optimistes.
En 2022, les trois premiers groupes redistribuant des capitaux propres à leurs actionnaires font 31 % du volume, contre 34 % l’an passé : TotalEnergies (13,3 Md€), LVMH (7,1 Md€) et Sanofi (4,7 Md€). En ajoutant quatre autres groupes (BNP Paribas, Stellantis, AXA et Crédit Agricole), la barre des 50 % des fonds redistribués est franchie.
La quasi-totalité de ces redistributions sont le fait d’entreprises à maturité, ce qui est logique puisque celles-ci génèrent de nouveaux capitaux propres importants, que leur faible croissance rend inutiles. Il est plus sain de les reverser à leurs actionnaires, plutôt que de les gaspiller en surinvestissements ou en placements oisifs de trésorerie, et de priver ainsi de capitaux propres d’autres groupes qui en auraient besoin pour se développer, et vers qui les dividendes et rachats d’actions de ces mastodontes seront réinvestis.
On note le retour dans le septuor de tête des groupes financiers (BNP Paribas, AXA et Crédit Agricole) contraints dans leur distribution par leur régulateur qui, face à une crise inédite (pandémie), a préféré jouer la plus grande prudence afin de renforcer leur solvabilité, ce qui était bien compréhensible.
Par ailleurs, la dernière moitié du CAC 40 ne fait que 16 % du total des dividendes et des rachats d’actions (11 % en 2021). Y compris au sein du CAC 40, les inégalités sont criantes, même si elles s’atténuent !
Les rachats d’actions
En 2022, les entreprises du CAC 40 ont procédé à 23,7 Md€ de rachats d’actions, soit comme l’an passé 1,1 % de leur capitalisation boursière moyenne. On ne comparera pas ce chiffre à celui des années précédentes, car cela ne ferait pas sens, puisque les rachats d’actions sont discrétionnaires et n’impliquent, contrairement aux dividendes, aucun engagement implicite de récurrence.
On notera que, contrairement à l’an passé où les rachats par L’Oréal pour 10 Md€ (essentiellement une partie de la participation détenue par Nestlé) expliquaient 42 % du montant, le premier (TotalEnergies pour 6,4 Md€) cette année n’en représente que 27 %. Ensuite, on trouve 15 groupes, dont seulement 9 de l’an passé – ce qui souligne bien le caractère discrétionnaire des rachats d’actions – qui ont consacré de l’ordre de 400 M€ à 2,7 Md€ chacun aux rachats en 2022. Parmi les nouveaux adeptes significatifs de 2022 : Stellantis, Pernod Ricard, Dassault Systèmes, Safran, CapGemini, et EssilorLuxottica.
Au total, 27 groupes ont procédé à des rachats d’actions significatifs (au moins 100 M€) en 2022.
Côté dividendes, 56,5 Md€ ont été versés en 2022. 3 groupes n’en ont pas versé contre 5 l’an passé (et 14 pendant la pandémie). 2, en raison d’une forte incertitude conjoncturelle comme pour Renault ou Unibail-Rodamco-Westfield, voire d’un endettement lourd, illustrant ainsi que le niveau d’un dividende dépend non seulement des résultats de l’année écoulée (2021) mais aussi des perspectives de l’année en cours au moment où son montant est décidé (entre février et mai 2022). Le dernier (Worldline), parce que sa forte croissance externe ou organique requiert des capitaux propres.
EssilorLuxottica est le seul groupe qui a choisi de payer son dividende pour partie en actions, pour des montants qui ne figurent pas dans nos chiffres cités plus haut, car ne correspondant pas à des débours de trésorerie. C’est, probablement pour permettre à son actionnaire familial de se renforcer au capital. On mentionnera aussi le dividende en actions Euroapi permettant à Sanofi de donner son indépendance à son ancienne filiale par la technique de la scission[5].
Le taux de distribution des entreprises du CAC 40 est de 39 % en 2021, contre 72 % l’an passé qui était une année encore atypique de ce point de vue. En tenant compte des rachats d’actions, on passe à 55 %, contre 109 % l’an passé. Ces taux sont parmi les plus bas que nous ayons enregistrés, et même le plus bas pour les dividendes. Ils s’expliquent par la viscosité du dividende qui, en phase haute de conjoncture, croît moins vite que les résultats, et par des résultats de 2021 excellents pour les plus grands groupes français. Ceux-ci continuent de largement surperformer leurs concurrents britanniques ou allemands comme en témoigne la capitalisation boursière des 40 premiers groupes britanniques (1.330 Md€), allemands (1.710 Md€) et français (2.067 Md€).
On notera enfin que l’emploi des groupes du CAC 40 dépasse pour la première fois la barre des 5 millions, en hausse de 5,5 % par rapport à 2020 (qui lui-même était en hausse de 0,6 % par rapport à 2019). Croissance des dividendes et croissance des effectifs ne sont donc pas antinomiques comme on l’entend parfois dans des jugements à l’emporte-pièce. Ainsi, depuis 2017 (date à laquelle nous avons commencé à compiler les effectifs), les dividendes et rachats d’actions ont augmenté de 75 % et les effectifs de 13 %.
* * *
Au total, dividendes et rachats d’actions en 2022 illustrent une nouvelle fois que le dividende n’est ni une idole, ni un tabou, mais un instrument au service d’une redistribution progressive des capitaux propres au sein de l’ensemble des entreprises par l’intermédiaire des investisseurs, afin de les allouer au mieux au profit d’une économie aussi efficiente que possible.
Source des chiffres : Compilation par les auteurs des informations réglementées publiées par les sociétés.
[2] Les comptes 2022 ne sont pas encore disponibles au moment où nous écrivons cet article.
[3] Voir par exemple notre tribune du 14 décembre 2022 dans le quotidien L’Humanité, disponible ici.
[4] Les non-pratiquants que nous sommes considèrent toutefois que perdre en finale mondiale par l’épreuve des tirs au but est quand même un résultat excellent, même si nous aurions préféré bien sûr que les Bleus gagnent.
[5] Pour plus de détails sur ce point, voir le chapitre 48 du Vernimmen 2023.
Tableau : Les principaux taux d'impôts directs en France en 2023
Comme chaque année, un grand merci à Benoît Dambre pour sa relecture.
Voici les principaux taux d’impôt sur les bénéfices, les plus-values, les dividendes et intérêts reçus par les sociétés et les personnes physiques (hors régimes spéciaux et plus-values immobilières), en application de la loi de finances pour 2023 (exercices ouverts en 2023). Ces taux ne tiennent pas compte, pour les entreprises, des cotisations sociales, taxes, cotisations et autres prélèvements, en particulier liés à la fiscalité locale, qui s’ajoutent aux impôts répertoriés ci-après.
(1) Les sociétés, pour être qualifiées de PME au sens de l’article 219 I, b du CGI, doivent avoir un chiffre d’affaires hors taxes inférieur à 10 M€ et leur capital doit être entièrement libéré et détenu pour au moins 75 % par des personnes physiques (ou des sociétés qui satisfont elles-mêmes à ces conditions) pour bénéficier du taux réduit de 15 % sur les premiers 42 500 € de résultat imposable. Le plafond de CA permettant aux entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés de bénéficier du taux réduit de 15 % est de 10 M€.
(2) La contribution sociale de 3,3 % est assise sur l’IS « brut » de référence, sous déduction d’un abattement de 763 000 € par période de 12 mois (lorsqu’un exercice est différent de 12 mois, l’abattement est ajusté en conséquence). Les taux affichés dans le tableau ci-avant supposent que l’IS de référence est supérieur à 763 000 €.
(3) Pour simplifier le tableau, seul est pris en compte l’IS au taux normal. Des taux réduits s’appliquent dans certains cas sous conditions (fiscalité des FCPR, des fonds professionnels de capital investissement, plus-value de cession de locaux professionnels destinés à être transformés en logements, etc.).
(a) Bénéficient du régime des plus-values à long terme les cessions de titres de participation détenus depuis au moins deux ans qui revêtent ce caractère au plan comptable ainsi que ceux considérés comme tels par la loi fiscale :
(i) titres ouvrant droit au régime des sociétés mères (voir b) prévu aux articles 145 et 216 du CGI si inscription à une subdivision spéciale d’un compte de bilan correspondant à leur classification comptable
(ii) actions acquises en exécution d’une OPA ou OPE par l’entreprise initiatrice.
La moins-value constatée lors de la cession de titres de participation détenus depuis moins de deux ans à une société liée fait l’objet d’un report de déduction pendant deux ans (« gel »). Ce report tombe si la cédante change de régime fiscal ou est absorbé par une société non liée au cessionnaire, ou bien en cas de cession à une entreprise non liée au cédant.
Un régime spécifique, profondément remanié par la loi de finances pour 2019, s’applique désormais sur option aux produits nets de concession de brevets, d’inventions brevetables (pour les PME) ou de procédés de fabrication ainsi que les plus-values y afférentes. Ce régime – qui s’applique également aux logiciels protégés par le droit d’auteur - prévoit en substance un taux préférentiel de 10 % sous conditions : il est réservé aux revenus de la propriété industrielle issus d’activités de R&D réalisées par le contribuable lui-même (approche « nexus ») et établit un lien entre les dépenses engagées, les actifs détenus permettant d’accorder un avantage fiscal proportionnel aux gains tirés de ces actifs et que procurent ces dépenses.
Sont taxables au taux réduit de l’IS de 19 %, les cessions de titres de sociétés à prépondérance immobilière cotées qui ont le caractère de titres de participation détenus depuis au moins deux ans. Celles provenant de titres non cotés sont taxables au taux normal de l’IS.
Les cessions de titres de sociétés établies dans un État ou territoire non coopératif ou « ETNC » ne relèvent pas du régime long terme.
(b) Participation d’au moins 5 % du capital conservée pendant au moins deux ans. Concerne aussi les titres dépourvus de droit de vote (actions de préférence) si la société mère détient globalement au titre de cette participation au moins 5 % du capital et des droits de vote de la société émettrice. Sont exclues de ce régime les participations dans des sociétés non soumises à l’impôt sur les sociétés (notamment SIIC pour les dividendes prélevés sur des bénéfices exonérés, SICAV…). De même, le régime mère-fille n’est pas applicable aux distributions réalisées par les sociétés établies dans un État ou territoire non coopératif au sens de l’article 238-0 A du CGI.
(c) Les moins-values subies au cours d’une année par les personnes physiques sont imputables sur les plus-values de même nature réalisées au cours de la même année et des 10 années suivantes.
(d) La contribution exceptionnelle sur les hauts revenus ou « CHR » de 3 ou 4 % (selon le revenu fiscal de référence) est susceptible de s’appliquer en sus.
Recherche : Comment évaluer correctement les licornes ?
Avec la collaboration de Simon Gueguen, enseignant-chercheur à CY Cergy Paris Université
Depuis la fin des années 1970, un tiers des entreprises américaines comprennent une part de capital-risque dans leur financement au moment de leur introduction en Bourse. Ce mode de financement rencontre un grand succès et concerne aujourd’hui de très grandes entreprises, telles que Uber ou Airbnb. Les licornes (entreprises financées en capital-risque et évaluées à plus d’un milliard de dollars) se comptent par centaines dans le monde. L’évaluation de ces entreprises pose toutefois une difficulté particulière. À chaque émission d’action correspond le plus souvent une nouvelle classe, la dernière étant la plus favorable au détenteur. Non seulement il existe des actions de préférence, mais en plus ces actions disposent de différents degrés de séniorité. Les dernières actions émises peuvent ainsi proposer une rentabilité garantie en cas d’introduction en Bourse, un droit de veto contre les introductions, ou encore un degré de protection en cas de faillite.
Pourtant, l’usage dans l’industrie du capital-risque consiste à évaluer les entreprises en fonction du prix des titres dernièrement émis. En conséquence, les valeurs publiées surestiment les valeurs intrinsèques des entreprises concernées. Les titres précédemment émis sont le support de flux de trésorerie espérés plus faibles et de risque plus élevé, et cet effet n’est pas pris en compte dans la pratique de l’évaluation. Résoudre ce problème n’est pas simple, puisqu’il n’existe pas de prix observable pour ces titres. L’article dont nous présentons ici les résultats[1] propose un modèle d’évaluation spécialement conçu pour le capital-risque. Il montre que la méthode traditionnelle conduit à une très forte surévaluation des entreprises concernées. Les caractéristiques des titres de capitaux propres émis diffèrent non seulement d’une entreprise à l’autre, mais aussi d’une émission à l’autre pour une même entreprise.
L’idée générale du modèle consiste à prendre en compte les spécificités contractuelles des différentes classes d’actions pour les évaluer à partir de la dernière classe émise. La valeur des classes antérieures est obtenue en déduisant de la dernière classe les flux obtenus grâce aux clauses favorables. Le modèle est alors appliqué à un large échantillon d’émissions de capitaux propres par 135 licornes américaines entre 2004 et 2017. En moyenne, les capitaux propres de chaque licorne de l’échantillon sont composés de huit classes d’actions différentes. Les résultats sont très significatifs : les valeurs d’entreprise publiées au moment de l’émission sont toutes surestimées, entre 5 % et 188 % (et 48 % en moyenne). En appliquant le modèle, près de la moitié d’entre elles (65 sur 135) perdent leur statut de licorne. Les avantages les plus fréquemment accordés aux derniers titres émis sont la séniorité (30 %), le veto sur les introductions en Bourse (24 %) et les rentabilités garanties en cas d’introduction (15 %).
Le message des auteurs est clair : la méthode qui consiste à évaluer une entreprise en multipliant le prix de marché des derniers titres émis par le nombre total de titres n’est valable que s’il n’existe qu’une seule classe d’actions. Dans le cas du capital-risque, les classes sont multiples et la première classe émise, généralement détenue par les fondateurs et certains salariés, ne bénéficie pas des avantages accordés aux suivantes. Pourtant, la méthode naïve consistant à multiplier le prix par le nombre d’actions comme pour une société à classe unique est très souvent appliquée et publiée dans la presse spécialisée (notamment le Wall Street Journal, Fortune, Forbes ou encore Bloomberg).
Les auteurs critiquent aussi le fait que les fonds de capital-risque emploient cette méthode d’évaluation, qui conduit à publier des performances mark-to-market surestimées. De même, la valeur des stock-options détenues par les salariées est surestimée, et cet effet peut conduire à une forte surévaluation de leur richesse totale. Si le modèle proposé nécessite davantage de travail que la méthode usuelle d’évaluation, son utilisation permettrait de publier des valeurs plus justes des entreprises financées par capital-risque et d’estimer plus précisément la performance des fonds, au bénéfice notamment des investisseurs et salariés de cette industrie. À tout le moins, et à défaut d’utiliser cette méthode complexe, il convient d’être conscient du fait que la méthode classique conduit à une surévaluation systématique et significative.
[1] Gornall (W.) et Strebulaev (I.A.), « Squaring venture capital valuations with reality », Journal of Financial Economics, 2020, vol.135(1), pages 120 à 143.
Q&R : Qu'est-ce qu'un NAV financing ou financement sur NAV ?
Un financement sur NAV (Net Asset Value) est un financement levé par un fonds d’investissement qui donne en garantie l’ensemble de ses actifs (dont la valeur agrégée est la NAV). Le fonds peut être un fonds de private equity (LBO, venture capital) ou un fonds de dettes.
Traditionnellement les fonds d’investissement n’étaient qu’un réceptacle pour des titres achetés et financés intégralement par des capitaux propres (apportés par les limited partners ou LPs). Si endettement il y avait, celui-ci était adossé aux actifs, dans une holding d’acquisition spécifique comme pour un fonds de LBO, mais pas au niveau du fonds lui-même. On voit toutefois se développer des levées de dettes par certains fonds à leur propre niveau. Ces dettes peuvent avoir plusieurs motivations :
- Se donner de la flexibilité dans leur politique d’investissement (typiquement, certains financements anticipent juste de quelques semaines ou mois l’appel de fonds des investisseurs lors d’un nouvel investissement, on les appelle capital call facility).
- Se donner plus de flexibilité dans la politique de cession. En effet, certaines périodes (comme maintenant) peuvent être peu propices à des cessions ou à des introductions en Bourse parce que les marchés sont fermés ou les valorisations peu attractives. La dette permet alors de rendre des fonds aux investisseurs (LPs) avant la cession effective des actifs.
- Améliorer la rentabilité offerte aux investisseurs en jouant l’effet de levier. C’est toujours une motivation lorsque l’on appelle les fonds un peu plus tard ou qu’on les rembourse un peu plus tôt !
Les NAV financing répondent à ces deux derniers objectifs. Ils ont généralement une durée de 2 à 3 ans et sont remboursées lors de la cession des actifs. Lorsque tout le capital n’a pas encore été appelé, le capital non appelé peut venir en garantie explicite ou implicite du financement.
Les actifs sous-jacents ne sont généralement pas très propices à lever des dettes car relativement risqués (start-ups pour les VC), ou déjà très endettés (fonds de LBO), donc les leviers mis en place par les fonds restent modestes. Il est rare de voir une LTV (loan-to-value, c’est-à-dire rapport du montant de la dette à la valeur des actifs) dépasser 20 %, elle est le plus souvent proche de 10 %.
Les fonds peuvent également financer uniquement une participation (on parlera de back leverage), mais c’est souvent plus compliqué et coûteux car les banques préfèrent la diversification que présente l’ensemble du portefeuille d’actifs. On ne le rencontre généralement que lorsque l’actif est coté (on parlera alors de margin loan) et des mécanismes d’appels de marge quotidiens permettent alors de limiter le risque du prêteur en maintenant à tout moment une LTV maximum.
Les NAV financing peuvent également avoir des appels de marge ; mais ils sont beaucoup moins sécurisants car ils suivent le rythme des valorisations du fonds au mieux mensuelles, mais le plus souvent trimestrielles. Par ailleurs, les valorisations ne sont pas toujours réalisées par une partie tierce indépendante.
Commentaire : Sur l'actualité financière, postés sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen
Régulièrement, nous publions sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen[1] des commentaires que nous inspire l’actualité financière, des réponses à des questions qui nous sont posées ou des citations.
En voici un :
Dé-risquer son épargne retraite ou s'appauvrir ?
Il est un principe généralement observé et appliqué sur les fonds de pension, ou l’épargne salariale en vue de la retraite qui est celui de réduire mécaniquement la part des actions et d’augmenter tout aussi régulièrement celle des obligations et des placements monétaires au fur et à mesure où le bénéficiaire se rapproche de l’âge de sa retraite afin de dé-risquer son épargne. Si ce principe peut sembler pertinent et prudent, son application sur les 15 dernières années a été catastrophique, conduisant à un appauvrissement relatif, voire absolu de ceux qui se sont laissé convaincre d'entrer dans un tel pilotage automatique.
En effet, réduire continuellement la part des actions dans le portefeuille à partir de 2007 a fait rater la reprise des cours depuis 2009 : fin 2007, le CAC 40 était à 5.600 ; a chuté en février 2009 à 2.700 ; avant de retrouver son niveau de 2007 fin 2020 et de le dépasser de 15 % en ce moment. Accroître la part des obligations sur la décennie écoulée a consisté à investir de plus en plus dans des produits rapportant de moins en moins ou pas du tout, et à aller chercher du rendement en choisissant les titres les plus longs, c’est-à-dire ceux qui ont baissé le plus depuis la remontée des taux, car un faible coupon et une longue durée donnent une sensibilité très forte. Ainsi, l’emprunt Michelin 2040 émis fin 2020 avec un coupon de 0,625 %, ne cote actuellement que 61 % de son nominal, soit une moins-value de 39 % en 2 ans car, avec une sensibilité de 18, la hausse des taux se répercute sur le cours multiplié par un facteur de - 18.
Certes, ceux qui avaient en 2009 un portefeuille essentiellement obligataire ont pu bénéficier de la baisse des taux jusqu’en 2021, mais avec des titres plus courts et une moindre sensibilité du fait de taux coupon plus élevés. Ainsi, une baisse des taux de 4 % à 0,625 % n’entraîne une hausse que de 26 % de la valeur d'une obligation d’une durée de 7 ans, et de 20 % si cette baisse n’est pas instantanée mais observée en 2 ans. Pas assez cependant pour éviter l’appauvrissement relatif, ni l’absolu du fait de la hausse des taux puisque les obligations venant à échéance non utilisées pour payer les retraites ont été réinvesties dans des obligations longues à taux coupon réduits.
Que faire alors ?
Définir un montant incompressible investi dans des actifs sans risque de style monétaire, pouvant correspondre par exemple à 10 annuités de retraite espérée ou à la moitié des fonds, et investir le solde en actions, poche progressivement liquidée pour payer les premières annuités de retraites. Les dernières retraites étant payées par la poche la moins risquée, car à la fin de sa vie l’appétence pour le risque a tendance à se réduire. Et surtout, se reposer régulièrement la question de la pertinence de la règle adoptée pour éviter tout pilotage automatique, qui nous paraît surtout protéger le gestionnaire plus que son client.
Quelques années après l'introduction en Bourse
Sur les 139 entreprises qui se sont introduites sur la Bourse de Paris depuis 2014, et dont les cours ne sont ni suspendus ni tombés à zéro pour cause de faillite, seules 23 % ont un cours supérieur à leur cours d’introduction.
Sans surprise, la probabilité d’avoir un cours supérieur au cours d’introduction est d’autant plus forte que l’introduction en Bourse est ancienne. Ainsi la moitié des entreprises dont le cours est dans le vert se sont introduites en 2014-2015, laissant ainsi du temps au temps. L’autre déterminant fort de la performance est la taille : 93 % des entreprises dont le cours est inférieur à celui de l’introduction capitalisent moins de 500 M€. À revers, les entreprises capitalisant plus de 500 M€, qui ne font que 12 % des introductions en nombre, représentent 30 % de celles dont le cours a progressé.
On pourrait se dire que les entreprises de petite taille sont plus fragiles et risquées que les grandes capitalisations. Certes, mais quand on sait que sur la même période l’indice CAC Small a progressé de 91 %, on se dit qu’il y a un problème avec les introductions en Bourse des entreprises de petite taille qui recoupe probablement 3 dimensions :
- Des investisseurs particuliers qui se laissent séduire par le produit ou le service et qui sont peu regardants sur le prix.
- Des entrepreneurs gourmands pour le prix de vente de leurs actions ou de leur dilution.
- Des banquiers introducteurs probablement moins vigilants sur les caractéristiques intrinsèques des candidats à l’introduction, malgré les centaines de pages des prospectus d’introduction qu’ils produisent.
L’investisseur avisé, séduit par les caractéristiques économiques d’une entreprise, ne pourra que se dire qu’il vaut probablement mieux attendre quelques trimestres après son introduction en Bourse pour juger de sa qualité et en devenir éventuellement actionnaire, en n’oubliant pas que sur les 9 dernières années, une entreprise capitalisant moins de 500 M€ avait 83 % de chance de connaître une baisse de son cours par rapport à celui de l’introduction.