Quand les fonds prennent la place des banques
Par thomas lestavel
Exemptés de la réglementation appliquée aux banques, les fonds d’investissement remplissent pourtant de plus en plus les fonctions traditionnelles bancaires. Avec des risques accrus pour les marchés. Lire l’article paru dans Alternatives économiques .
C’est une statistique déroutante que le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a relevée dans un discours en juin : sur les marchés financiers, plus de 50 % des dettes publiques des pays européens sont achetées et vendues par des fonds alternatifs (hedge funds), des acteurs financiers beaucoup moins connus et régulés que les banques.
Ce chiffre est symptomatique du nouveau visage de la finance mondiale. Celle-ci a poursuivi son expansion depuis la crise de 2008, mais avec un phénomène récent : des acteurs non bancaires exercent, de plus en plus, des fonctions traditionnellement réservées aux banques. Ces entités vont des hedge funds, qu’on vient d’évoquer, aux assureurs, en passant par les fonds d’investissement, les family offices ou les fonds de pension. Ils détiennent aujourd’hui près de la moitié des actifs financiers mondiaux. On les définit techniquement comme des « intermédiaires financiers non bancaires ». Ou, dans un vocable moins poli (qu’ils considèrent comme péjoratif), des banques de l’ombre (shadow banks).
Cette finance parallèle croît à un rythme plus de deux fois supérieur à celui du secteur bancaire « classique », d’après un rapport du Conseil de stabilité financière (FSB en anglais) publié en décembre 2024. L’organisation, de même que le Fonds monétaire international (FMI), alerte sur les risques systémiques que fait peser cette sphère mal contrôlée. La finance de l’ombre avait déjà joué un rôle majeur dans la crise de 2008 : les banques avaient titrisé des crédits hypothécaires risqués, les fameux subprimes, et vendu ces titres à des acteurs non bancaires, dont des hedge funds, en vue de leur transférer le risque.
Au coude à coude avec les banques
Aujourd’hui, le monde bancaire se voit directement concurrencé par des fonds d’investissement sur leur activité historique de crédit aux entreprises. Ce marché, qu’on appelle « crédit privé » ou « dette privée », a quadruplé en dix ans pour dépasser 2 000 milliards de dollars en 2024, d’après le fournisseur de données Preqin. Ce spécialiste prévoit une poursuite de cette croissance soutenue, avec un marché qui atteindrait 3 500 milliards de dollars dès 2028 – soit davantage que le produit intérieur brut (PIB) français.
Suivant l’exemple des géants américains Apollo, Blackstone ou KKR, presque tous les fonds d’investissement se sont mis à la dette privée. Elle était jusque-là réservée aux petites et moyennes entreprises (PME), qui ont plus de mal que les grands groupes à accéder aux banques et au marché obligataire ; elle devient attractive pour des multinationales bien établies, ravies d’avoir de nouveaux prêteurs. Intel a ainsi emprunté plusieurs milliards au fonds américain Apollo pour financer sa nouvelle usine de microprocesseurs en Irlande ; Air France a procédé de même pour la maintenance de ses moteurs. BP, Sony ou InBev, le premier brasseur au monde, font aussi partie des « convertis » à la dette privée.
Pionnier et numéro un mondial du domaine, Apollo a vu son cours de Bourse multiplié par six en dix ans . Il compte prêter 275 milliards de dollars par an en 2029, un volume qui le placerait au coude à coude avec JPMorgan, la première banque occidentale. Apollo a instillé un changement de paradigme majeur dans l’univers des fonds d’investissement. Ceux-ci se finançaient historiquement auprès de banques, d’assureurs ou de fonds de pension (ce qu’on appelle les « investisseurs institutionnels »). Mais le fonds new-yorkais a créé en 2009 sa propre société d’assurance-vie, Athene , qui lui permet de collecter de l’argent auprès des ménages. Il peut ainsi prêter à des entreprises les sommes confiées sur une longue période par ses milliers de clients particuliers. Les concurrents ont suivi le mouvement, à l’image de KKR qui a racheté l’assureur Global Atlantic , ou de Blackstone qui a fait de même avec Everlake .
Et de ce côté-ci de l’Atlantique ? « L’octroi de crédits par des acteurs non bancaires reste nettement plus faible en Europe qu’aux Etats-Unis », relativise Jérôme Reboul, secrétaire général adjoint de l’Autorité des marchés financiers (AMF). En France, 13 milliards d’euros de dette privée ont été émis en 2024, selon l’association France Invest. C’est 25 fois moins que les 324 milliards d’euros de crédits contractés par les entreprises hexagonales l’an dernier auprès des banques.
La majorité des fonds tricolores ont néanmoins opéré le virage vers la dette privée, à l’image d’
Eurazeo
,
Tikehau
,
Ardian
ou
Un déplacement du risque
Pour les entreprises, qui doivent investir dans leur développement, dans l’intelligence artificielle et la transition écologique, cette nouvelle source d’argent est précieuse. « L’essor de la dette privée permet aux émetteurs de diversifier leurs sources de financement, ce qui est positif », explique Pascal Quiry, professeur de finance à HEC. Les fonds de dette peuvent « combler un trou » quand les banques sont aux abonnés absents. Ainsi EDF a-t-il emprunté en juin plus de 5 milliards d’euros à Apollo sur une durée record de douze ans, pour financer la construction de la centrale nucléaire d’Hinkley Point en Angleterre. Les banques, inquiètes du niveau d’endettement de l’énergéticien public, refusaient de prêter au-delà de… trois ans .
Les banques doivent respecter des ratios minimums de capitaux et de liquidités et passer des tests de résistance. Les fonds échappent à ces contraintes
Il faut dire que, depuis la crise de 2008, les banques sont soumises à des exigences réglementaires accrues – le Dodd-Frank Act aux Etats-Unis, les normes de Bâle en Europe – qui canalisent leur propension naturelle à prendre trop de risques. « Les régulateurs savent qu’ils auront toujours un train de retard, alors ils mettent des “coussins” partout. La meilleure supervision des banques déplace la prise de risque vers d’autres acteurs, notamment les fonds. C’est une logique d’action-réaction », analyse Pascal Quiry. Concrètement, les banques sont supervisées par les banques centrales (BCE, Fed, etc.). Elles doivent respecter des ratios minimums de capitaux et de liquidités et passer des tests de résistance. Les fonds échappent à ces contraintes.
Et Jeremy Stein, professeur à Harvard, de trancher dans l’hebdomadaire The Economist :
« L’innovation financière est comme un virus. Lorsqu’une activité croît très rapidement, c’est souvent le signe qu’elle exploite une faille dans la régulation. »
Membre du collège consultatif de l’Autorité bancaire européenne (ABE) et coauteur avec Jézabel Couppey-Soubeyran de Parlons banque en 30 questions (La Documentation française, 2024), Christophe Nijdam s’inquiète que le risque soit « transféré à des acteurs qui n’ont pas les mêmes compétences » que les banques. De plus, « certains investisseurs ne sont pas en mesure d’appréhender correctement le risque. Prenez par exemple certaines caisses de retraite professionnelles françaises qui ne comptent que trois à quatre personnes pour gérer des réserves de 3 à 6 milliards. Difficile pour elles d’investir en toute maîtrise dans un fonds de dette privée ou de capital-investissement : c’est plus complexe qu’acheter des actions ou des obligations », poursuit le spécialiste, qui a dirigé l’Association française des investisseurs institutionnels (Af2i) en 2021 et 2022.
Opacité des acteurs
Pour Philippe Madiès, chercheur au Centre d’études et de recherches appliquées à la gestion (Cérag) et directeur de la recherche à l’IAE de Grenoble, « le problème numéro un est l’opacité de ces acteurs, dont beaucoup sont domiciliés dans des paradis fiscaux où les réglementations sont laxistes. Et même pour ceux domiciliés en dehors de ces paradis fiscaux, l’harmonisation internationale de la réglementation est inexistante ou insuffisante ». Dans un rapport l’an dernier, la Banque de France s’inquiétait que dans « certains territoires, comme les Iles Caïmans », l’intermédiation financière non bancaire pèse « plus de 90 % des actifs financiers du pays ». « Des zones grises du système financier mondial », fustige Philippe Madiès.
Par ailleurs, ces acteurs entretiennent des liens étroits avec les banques traditionnelles, si bien que les risques qu’ils prennent peuvent rejaillir sur ces dernières – et, par ricochet, sur l’ensemble du système financier. En effet, les banques nouent des alliances avec les fonds, alléchées par leur forte rentabilité. BNP Paribas, par exemple, s’est associée à Apollo et à Blackstone , et Société générale à Brookfield .
Surtout, les « banques de l’ombre » s’endettent auprès des banques classiques pour faire jouer l’effet de levier, via des prêts ou des lignes de crédit, notamment sur le marché des « repos » où on s’échange temporairement des titres contre de la liquidité. Cette tendance s’observe clairement outre-Atlantique, où le montant des prêts accordés par les grandes banques américaines aux sociétés de capital-investissement a été multiplié par… 30 en dix ans, passant d’environ 10 milliards de dollars en 2013 à 300 milliards de dollars en 2023, selon les calculs du Financial Times .
Comme l’indique la Banque de France dans son rapport :
« [Le modèle économique des fonds] repose fréquemment sur l’endettement, la transformation de liquidité et de maturité (par exemple quand un acteur se finance à court terme pour prêter à long terme) et l’effet de levier, […] autant d’éléments qui ont constitué des facteurs aggravants lors de la crise financière de 2008. »
Les fonds spéculatifs, en particulier, « recourent à des niveaux d’endettement très élevés pour amplifier leurs rendements. Lorsque les marchés baissent, cet effet de levier peut les contraindre à vendre massivement, au rabais, ce qui déprime encore davantage les marchés », souligne Christophe Nijdam.
« Perturbations systémiques »
Ces inquiétudes ne sont pas purement théoriques. Le Conseil de stabilité financière relève , dans son rapport de décembre, plusieurs épisodes ayant déjà démontré que l’effet de levier des acteurs non bancaires pouvait engendrer des « perturbations systémiques ». Il cite notamment les turbulences de marché de mars 2020, la dislocation du marché des bons du Trésor (gilts) britanniques en septembre 2022, ou encore la faillite du family office Archegos en 2021. « Les family offices, qui peuvent gérer des montants considérables, sont des sociétés commerciales qui ne sont en général pas régulées. La chute d’Archegos a entraîné des pertes importantes pour plusieurs grandes banques », commente Jérôme Reboul, de l’AMF.
Si le développement de la finance de l’ombre est plus récent en Europe qu’aux Etats-Unis, les banques européennes sont d’ores et déjà exposées aux fonds américains à travers leurs succursales new-yorkaises. C’est le cas de BNP Paribas, Société générale ou Crédit agricole.
Comment circonscrire les risques posés par les nouveaux champions de la finance ? L’Autorité bancaire européenne appelle à une régulation plus homogène, en partant du principe : à risques identiques, réglementations identiques. Le Conseil de stabilité financière, de son côté, recommande de plafonner l’effet de levier pour certains fonds.
Jézabel Couppey-Soubeyran, maîtresse de conférences en économie à l’université Paris 1, coautrice du Pouvoir de la monnaie (Les liens qui libèrent, 2024), préconise :
« Il faut aller plus loin et couper les liens dangereux, en limitant non seulement les prises de participation des banques dans les fonds, mais aussi les opérations avec les banques de l’ombre sur les marchés monétaires, dérivés et sur celui de la titrisation, qui créent ces interconnexions. »
L’Europe fait face à un défi supplémentaire, lié une fois encore à son morcellement. « La coexistence de superviseurs de marché nationaux, dont les interprétations des règles peuvent diverger, alimente une concurrence qui peut fragiliser la bonne application du cadre réglementaire », fait valoir Jérôme Reboul. L’AMF plaide ainsi pour renforcer le rôle du superviseur européen, l’ESMA . Car ici comme ailleurs, le chacun pour soi finit par nuire à tous.